Le mardi 2 août 1988
On me prend parfois pour un poète, plus souvent pour un rigolo et plus souvent encore pour un con, mais au fond je ne suis rien de tout cela. Au fond, je suis un philosophe. Et le seul sujet dont je voudrais traiter chronique après chronique c'est le " devenir " de l'homme. Si je ne le fais pas, c'est parce que je suis toujours dérangé. Pas moyen d'avoir la paix cinq minutes...
Tenez, je voulais vous parler aujourd'hui d'une revue très spéciale, produite par le département de philosophie de l'UQAM, et consacrée à la mort et au deuil. La revue s'appelle Frontières, elle sera trimestrielle et proposera à chaque numéro une réflexion sur " le mourir " ( Non, je ne sais pas pourquoi le vivre se dit le vécu, et que le mourir ne se dit pas le mouru. Je trouve d'ailleurs votre question idiote. Arrêtez donc de me déranger...)
Le premier numéro de Frontières, donc, traite de la quotidienneté de la mort. J'étais en train de le feuilleter, en fait je m'étais arrêté après la première phrase du texte de présentation. Une phrase en forme d'observation pénétrante qui énonçait ceci : L'existence humaine est un immense point d'interrogation...
C'est à ce moment que ma blonde, qui s'en allait faire des courses, me cria du pied de l'escalier :
- Je m'en vais faire des courses. Si t'as faim, y'a des oeufs durs dans le frigo. Les durs, c'est ceux qui sont en bas à gauche...
La trivialité ménagère est un des pires obstacles à la philosophie. Allez donc penser après cela... D'autant plus que cela m'avait donné faim. Je descends alors à la cuisine. J'ouvre le frigo. Les œufs sont bien là, disposés sur deux tablettes. Quatre en haut à droite. Trois en bas à gauche. Sauf que je ne me souviens plus. Lesquels sont durs ? Je ne me souviens jamais de ce qu'elle dit à propos des oeufs... Remarquez que c'est pas grave parce qu'il y a un truc pour reconnaître un oeuf dur d'un œuf qui ne l'est pas. Ma blonde me l'a expliqué cent fois : " Pour savoir si un oeuf est dur ou pas, tu le secoues à ton oreille et, si ça bouge, si ça fait kachlok-kachlok c'est qu'il est dur... " Non, je me trompe, c'est le contraire. Quand il fait kachlok-kachlok c'est qu'il ne l'est pas... Attendez, un peu, je ne suis pas sûr. À dire vrai, je ne sais plus... En tout cas, celui-là fait kachlok-kachlok. Cassons-le pour voir. Ah ! Merde ! J'haïs ça ramasser ça...
Mais revenons à la revue. Où en étais-je ? Ah oui, j'en étais à : L'existence humaine est un immense point d'interrogation.
Moins que l'oeuf, cher ami, moins que l'oeuf. Avec l'existence du moins, il n'y a pas de truc. Qu'elle fasse ou pas kachlok-kachlok à votre oreille, elle finit toujours par vous dégouliner entre les doigts.
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J'ai lu aussi, dans Frontières, un article intitulé " Vivre à coeur perdu " ; il s'agit d'une entrevue avec le monologuiste Jean-Guy Moreau qui parle de sa vie depuis son opération à coeur ouvert. M. Moreau dit des choses presque rassurantes sur la mort. Il s'interroge aussi sur l'après-vie en se posant une question attendrissante pour un grand garçon de son âge : " Vais-je mériter de continuer ?... ". Toujours ce foutu ciel qu'il faut gagner, hein Jean-Guy ? Oui mais comment ? En imitant Drapeau ? En informant les populations qu'il y a un truc pour reconnaître un oeuf dur ?...
Une vie, c'est combien long ? 70 ans ? Autant dire un milliardième de seconde par rapport à l'éternité. Et cette micro-poussière de temps déciderait de toute la suite ? Jusqu'à l'infini ? Allons donc ; Dieu, s'il existe, ne peut pas être aussi bêtement impatient... Moi, je sais bien que s'il me donnait un peu plus de temps, comme par exemple une autre vie, un seul autre milliardième de seconde d'éternité, je sens que je ferais des choses proprement extraordinaires. Qui sait même si je n'écrirais pas des téléromans comme Réjean Tremblay...
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Quand ma blonde est revenue des courses, elle m'a crié du pied l'escalier :
- Tu veux un bout du journal ?
C'est toujours le mauvais bout qu'elle me porte. Elle garde pour elle les deux premiers cahiers plus celui des sports pour faire les mots croisés. À moi, le supplément sur l'automobile...
Je n'ai jamais autant l'impression d'approcher du cratère insondable du néant existentiel que lorsqu'il est question d'automobile...
J'entendais, l'autre jour, dans la salle d'attente d'une clinique, une des réceptionnistes raconter à une compagne que, youpilaye ma vieille, c'était décidé, son chum et elle allaient avoir leur première voiture...
- Quelle marque ? demande la compagne...
- Figure-toi que mon chum m'a niaisée une semaine avant de me le dire. Il disait que j'allais être surprise, impressionnée, ça finissait plus... Moi, plutôt qu'une grosse voiture, j'en espérais deux petites, genre deux petites Fox, chacun la sienne, tu vois... Et puis, l'autre soir, dans le lit, le voilà qui sort les " pamphlets ". Devine c'était quoi ?
- Je ne sais pas...
- Une Saab !
- T'es contente ?
- Ben tiens ! Une Saab ! 25000 tomates ! Qui c'est qui ne serait pas content, hein ?
J'ai failli lever la main. Moi, mademoiselle, je ne serais pas content. Je trouve dément de dépenser $25 000 pour une voiture. Encore plus de les emprunter à 11 p. cent. Deux ans plus tard, alors que la Saab ne vaut plus que $16 000, il reste encore $21 765 à rembourser sur le capital...
Et ce n'est pas seulement une question d'argent. Le titre de Denis Duquet, hier, en tête du cahier Automobile disait, sur six colonnes : " Le choix de la raison et de la technique ". Il parlait de la Mercedes 300SE à $75 000. J'ai pas lu, mais je me demande de quelle raison il peut bien parler. Il n'y pas une raison au monde de dépenser $75 000 pour une voiture. Même quand on les a.
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- T'as encore cassé un œuf ? m'a demandé ma blonde, au pied de l'escalier. Elle riait.
- C'est pourtant pas difficile, a-t-elle continué, je te l'ai dit cent fois, le truc c'est...
- Ouais, je sais. Quand ça fait kachlok-kachlok...
En fait je ne sais pas plus qu'avant. Contrairement à l'éditorialiste de la revue Frontières, pour moi ce n'est pas l'existence qui est un immense point d'interrogation. C'est l'oeuf.
Pour l'existence, je sais depuis longtemps. La coquille est vide.