Le mercredi 19 avril 1989
Quatre-vingt-quatorze morts, alors forcément il faut se dépêcher de trouver des raisons déraisonnables.
C'est la faute du chômage. C'est la faute de la boisson. C'est la faute de la police. C'est la faute, va donc savoir... ça dépend beaucoup, en fait, de celui qui cherche des raisons. Chacun la sienne, ni plus juste ni moins que celle du voisin.
On appelle ça du déterminisme social ( ou de l'éditorial, c'est presque pareil ). 94 morts, c'est une belle occasion de montrer comme on pense bien.
Moi aussi. Pourquoi pas. Et la raison ne reculant devant aucun sacrifice si j'ose dire, je vous propose ici deux raisons, inédites et complémentaires, en prix boni en quelque sorte...
Première raison, selon moi ces gens-là sont morts d'angoisse diffuse. Sont morts de vie plate si vous voulez. La culture populaire ne donne plus à tripper. La culture populaire ne génère plus ces petits plaisirs simples qui rendaient la vie supportable entre les repas. Qui va encore se promener avec son chien le dimanche après-midi ? Ou avec sa fiancée ? Où avec les deux en même temps en remerciant Dieu de tant de bonté ? La culture populaire est devenue frénétique. Le bonheur c'est quand il se passe quelque chose. On a complètement perdu l'amour du rien. L'homme est devenu frénétique c'est un peu pour ça qu'il se précipite.
Il fuit...
Seconde raison, et la meilleure des deux, selon moi ces gens-là sont morts d'une trop grande envie de justice... Je viens de vous dire que l'homme se précipite " un peu ". Mais on ne meurt pas en se précipitant un peu. Il faut se ruer beaucoup, comme des fous, pour mourir étouffé.
Mais pourquoi se ruer beaucoup vers un stade ?
À mon avis parce que les stades sont les derniers endroits où ils se passent des choses VRAIES, des choses JUSTES. Ou qui ont l'air de l'être. Plus vraies et plus justes en tout cas que la chose politique, ou que la chose justice, ou que la chose travail...
C'est pour cela la ruée. C'est la ruée vers deux ou trois heures d'innocence. Deux ou trois heures d'enfance.
94 morts. Voyez, je me suis dépêché comme les autres de trouver des raisons.
C'est les morts, finalement, qui vont être contents de n'être pas morts pour rien.
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Mais ces 94 morts, je suis sûr que c'est aussi, un peu, la faute de ce printemps lugubre. M'étonnerais pas d'ailleurs qu'il y ait plein de gens qui meurent en ce moment en pensant que c'est la Toussaint. Des gens fatigués de l'hiver, et de toutes les catastrophes qui continuent d'arriver, à Beyrouth et en Alaska...
Des gens qui meurent sans bruit, en un instant. Oups, comme on glisse en marchant sous la pluie. C'est pas tout le monde qui a la chance de mourir dans une catastrophe internationale, avec la famille qu'on voit pleurer à la télé et même Margaret Thatcher qui va porter des fleurs le lendemain.
Justement, tiens. J'ai un ami à La Presse, son frère est mort l'autre samedi. Il m'a raconté. Pendant qu'il me racontait je me disais fuck j'en ai rien à foutre de son frère jamais vu, jamais parlé, je ne sais pas c'est qui, il est mort, bon, tant pis.
Mais en même temps j'avais quasiment les larmes aux yeux, comme dans ces livres où il n'arrive que des choses tristes prévisibles mais qui font pleurer pareil sans qu'on comprenne par quel bout l'auteur nous tient...
Mon frère ? S'il était vieux ? Non, 67. Bien malade oui. Le coeur fini. On savait. On s'attendait. Mais ça donne un coup pareil...
Dans la journée il m'avait appelé. Il m'avait dit qu'il irait souper chez des amis. Il y est allé. Ça l'a pris en regardant le hockey. Tout de suite à l'hôpital. Dans le char il disait à ses amis : " Pour l'amour du crisse faites vite. Faites vite ". Il a perdu connaissance en arrivant. Ils ont réussi à le réanimer. Pas longtemps. Il est encore retombé. Et il est mort. Ses amis m'ont appelé...
J'arrive à l'urgence de Legardeur. Il était dans une toute petite chambre de 8xlO qui doit servir juste à ça. Il était étendu sur une civière. Tout nu sous un drap tiré jusqu'aux épaules. Il avait la tête renversée par en arrière. La bouche ouverte. Je l'ai touché. Il était encore un peu tiède.
Il y avait un sac vert à vidange sous la civière, j'ai demandé au médecin c'était quoi. Il m'a dit : " C'est ses affaires ".
J'ai regardé dans le sac. Il y avait son linge, son portefeuille, sa montre, ses lunettes, son dentier...
J'ai signé des papiers. Puis je suis parti. J'ai traversé le parking de l'hôpital, j'emportais le sac vert et je me disais : " C'est ça qui reste. Tu te fais chier toute ta vie et c'est ça qui reste : un sac vert avec ton dentier dedans ".
J'ai crissé le sac dans la valise du char et je suis rentré chez nous.
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Après il y a eu le salon. La famille. La facture.
$430 pour le cercueil. Mon frère voulait se faire incinérer. $430 c'est juste le prix de la location pour une journée et demie d'exposition. Plus $38,10 de taxe provinciale...
Ça va chercher dans les $2000 tout compris. La location du salon, l'embaumeur, le transport, le faire-part dans La Presse, le curé pour la liturgie de parole comme ils disent. Le curé parle pendant dix minutes, $50.
La crémation elle-même ne coûte que $135. C'est quasiment donné. Faut dire qu'ils n'allument pas la fournaise à chaque fois. Je suppose qu'ils attendent d'en avoir quatre ou cinq. Ils les mettent sur des petites planches de bois et quand c'est fini ils t'appellent. Ils ne m'ont pas encore appelé pour mon frère...
Les cendres sont gratuites si t'en veux. Des cendres de qui ? Va savoir. Mais c'est gratuit. Tu peux aussi acheter un trou dans un mur, dans un cimetière. Tu mets la petite boite dans le trou derrière une plaque de verre. Dessus tu mets le nom de ton frère. Le trou coûte $ 750 pour 25 ans. Tu peux aussi aller répandre les cendres dans un endroit en particulier. Comme quelqu'un que je connais, il voulait qu'on disperse ses cendres sur le green du 18ème trou du golf de Rosemère...
Je ne ferai pas ça pour mon frère. Il n'a rien demandé. Pas de trou non plus dans le mur du cimetière.
Pour me rappeler, j'ai gardé le sac vert.
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On voit par cette morticole chronique que l'homme est bien peu de chose.
Et parlant de sac vert je ne saurai trop vous conseiller d'en garder toujours un sous votre oreiller.