Le samedi 28 avril 1990
Un jour, il y a longtemps, j'ai reçu une lettre d'un gars qui me disait en post-scriptum: « Si ç'a t'intéresse, j'aurais beaucoup de choses à te dire au sujet des chômeurs instruits de trente ans, ces enfants de la révolution tranquille nés dans l'euphorie du grand projet société des baby boomers et qui se retrouvent aujourd'hui le bec à l'eau dans des emplois super mal rémunérés. D'autant plus que le fameux projet de société est plus ou moins mort »
Ouais c'est vrai. C'est un bon sujet de chronique les jeunes chômeurs instruits. Pour un jour de pluie. Pour un jour que je n'aurais pas sous la main de petit enfant qui a le cancer ou de mère célibataire sidatique... J'ai découpé le post-scriptum et je l'ai collé sur une feuille où j'ai écrit, souligné en rouge: «génération sacrifiée». Et j'ai rangé la feuille dans une chemise.
De temps en temps j'appelais le gars pour lui dire que je ne l'oubliais pas. C'est sûr je vais aller te voir un de ces jours bonhomme, et on parlera de tout ça...
La première fois que je l'ai appeté il était justement en chômage. Je n'y suis pas allé, ça n'a pas adonné. La fois d'après, il travaillait dans un Dunkin Donut à 4,50$ de l'heure, et je me suis dit ça y est, c'est le moment, j'ai mon punch, 17 ans de scolarité, un bac en sciences politiques, un autre en histoire, tout ça pour travailler dans les beignes, c'est honteux. J'accours mon vieux, je suis chez vous demain soir, six heures... Finalement j'ai pas pu, je me suis décommandé. Je ne sais plus, je crois que la chatte à eu ses petits ce jour-là et ma fiancée allait à son cours de menuiserie, bref comme j'ai dit au gars: on ne fait pas toujours ce qu'on veut dans la vie, t'es bien placé pour le savoir...
Mais je l'ai rappelé six mois plus tard. Il avait quitté le Dunkin Donut. Il gardait sa petite fille à la maison pendant que sa femme allait travailler. Je l'ai félicité. C'est bien. Tu vois, ton bac en histoire va finir par te servir, pour endormir les enfants y'a rien comme de leur raconter la chute de Constantinople ( 1453 )...
On ne s'est pas rencontré cette fois-là non plus. Il s'est passé un bon bout de temps et il y a sept ou huit mois, je le rappelle une autre fois... Devinez quoi? Il était devenu journaliste! À 10$ du feuillet pour le journal de Côte-des-Neiges...
Aie, j'étais content pour lui. Je l'ai'appelé confrère long comme le bras, j'ai fait des blagues et tout et tout, et je lui ai dit tu vois, il ne faut jamais désespérer. Maintenant il ne te reste plus qu'à attendre qù'un poste se libère à La Presse. Moi-même normalement, si tout va bien, dans 15 ans je devrais prendre ma retraite...
Sauf que dans 15 ans, m'a-t-il fait observer, j'aurai moi-même 45 ans. Il m'étonnerait que La Presse engage des journalistes de 45 ans. C'est justement le problème de toute ma génération ... Vous autres, les baby boomers, au sortir des années 60, dans votre grand et de société vous avez ouvert les cégeps, les CLSC tout un tas de machins très bien, mais évidemment vous les avez investis en prenant les meilleures jobs, et puis, pas fous, vous vous êtes protégés mur à mur avec des conventions collectives où les clauses d'ancienneté bouchent l'avenir bien dur de ceux qui suivent. Nous qui sommes derrière, on crève d'attendre que vous creviez pour prendre vos places...
Je l'ai trouvé un peu amer. J'ai dit écoute, on se voit bientôt, on se fait un café, on reparle de tout ça calmement en regardant le hockey, et si ça se trouve, d'ici là, tu seras devenu rédacteur en chef de ton canard...
Des fois, on dirait que j'ai un sixième sens. J'ai un don je crois bien... Pas tellement longtemps après cette conversation, il est effectivement devenu rédacteur en chef du journal de Côte-des-Neiges, C'est extraordinaire, non?...
- Pas vraiment m'a-t-il répondu. A 200$ par semaine, c'est pas le Pérou... Tu sais combien je paie pour la garderie de ma fille? 4500$ par année. Pourquoi tu penses que les Québécois de 30 ans ne font plus d'enfants?
Ouais... 200$ par semaine, avec un petit, c'est pas les gros chars. Ni les grandes folies. T'achètes pas de maison, tu ne vas pas en vacances en Europe... Je lui ai dit écoute, garde le moral, dès que j'ai un soir de libre je me précipite chez toi, et on monte un dossier là-dessus qui fera bouger les gouvernements, les syndicats et le patronat, attends-moi j'arrive...
C'était donc l'automne dernier et finalement cette semaine j'avais rendez-vous chez Vito sur Côte-des-Neiges, avec une coiffeuse qui élève des boas dans sa baignoire. Ce devait être ma chronique de samedi. Mais la coiffeuse m'a fait faux-bond. J'étais mal pris. Heureusement je me suis souvenu que le chômeur instruit habitait dans ce coin-là. Je l'ai retracé. Et voilà pourquoi, s'il me reste un peu de place, nous allons parler aujourd'hui de ce grave problème de société: le chômage des jeunes...
J'arrive donc chez lui, je lui dit salut, comment ça va le journalisme?
- Je ne suis plus journaliste m'informe-t-il. Depuis six mois, je suis l'attaché politique du ministre de l'industrie et du Commerce, M. Gérald Tremblay. J'avais envoyé mon c.v. sans y croire, et puis voila... Une job super le fun. J'aide les gens qui ont des problèmes, je travaille auprès des minorités culturelles, pour la première fois je fais vraiment quelque chose que j'aime. Il était temps, sept ans après avoir quitté l'université...
-Ouais, ouais... sauf que moi je n'ai plus de sujet maintenant! Tu n'es plus un jeune chômeur instruit, c'est bien embêtant pour ma chronique de samedi ... T'aurais pas des chums mal pris qui pourraient me dépanner, par hasard? Je sais pas un docteur en linguistique qui travaillerait chez Rona, un économiste qui donnerait des cours de cuisine chinoise?
- Non mais j'ai une amie de 32 ans avec une maitrise en psycho et un certificat en gérontologie qui vient tout juste de trouver sa première job après trois ans de chômage...
- Pas bon. Elle s'en est sorti... T'as rien d'autre?
- Mon ami Pierre. Travailleur social. Il a passé dix ans à Saint-Jean-de-Dieu à faire le job de bras avec les bénéficiaires excités...
- Il n'y est plus?
- Non. Il vient de se trouver un truc dans une école. Son premier job dans sa branche, lui aussi. Il remplace une femme en congé de maternité. Mais quand elle reviendra, il ne sait pas ce qu'il fera. Il a 30 ans, comme moi...
- En attendant il est correct non? Et moi qu'est-ce j'écris samedi avec tout ça? Une chronique, sur les yuppies?
Je suis sorti de chez lui un peu fâché. Où ça des chômeurs instruits? Quelle génération sacrifiée? Profiteurs va! Simulateurs! Tout ça pour ne pas rembourser vos prêts étudiants je suppose?