Le mardi 14 août 1990
Anne a 28 ans, trois enfants, une salamandre, un hamster angora, un chat et un caniche. Un caniche femelle qui a eu ses règles pour la première fois l'autre jour, il a taché les draps et Anne pensait que c'était elle.
Anne a aussi un ex-mari qu'elle croise souvent dans la rue. Et un amant dont le rêve était de rencontrer Pierre Bourgault. Ce qu'il a fait. Anne, elle, avait envie de me rencontrer. Elle m'a écrit : « Il n'y a pas de raison que ça marche pour lui et pas pour moi. Je m'appelle Anne, j'ai 28 ans, trois enfants, un amant, un hamster, un chat, une salamandre et un caniche. Je suis fleuriste, j'habite Shawinigan ». Voilà...
Quand je suis arrivé chez elle, Anne sortait la poubelle. Et elle-même sortait de la douche. Elle avait encore les cheveux mouillés. Elle portait des souliers plats, une jupe blanche et un t-shirt noir sans manche. Anne est blonde. Ou alors elle est teinte. Je ne sais jamais pour ces trucs-là. Il n'y a que les rouquines qui ne m'abusent pas, à cause que les vraies sentent le petit lait et qu'elles ont des picots.
Les enfants n'étaient pas là. Ni l'amant. Ni le chat. Seulement le caniche et le hamster. J'allais oublier la salamandre. « Si ça ne te dérange pas, m'a dit Anne, on va aller au pet-shop, il faut que j'achète des criquets pour ma salamandre ? ». J'ai dit bien sûr, comme si c'était là la chose la plus banale du monde, comme si ma fiancée me disait ça tous les matins, chéri n'oublie pas de rapporter du lait, des nouilles et des criquets pour nourrir la salamandre.
Nous sommes revenus du pet-shop avec quatre criquets vivants dans un sac de plastique. Quand la salamandre a entendu Anne froisser le sac elle s'est mise à frétiller et à pleurer de joie, comme un ivrogne ému... Aussitôt les insectes jetés dans le vivarium, la salamandre en a saisi un dans le travers de sa gueule... Le criquet faisait aller ses pattes comme un fou tandis que la salamandre, d'une immobilité minérale, le déglutissait lentement. Elle ne le tuait pas, elle le digérait vivant.
Pétrifiant.
Ensuite Anne m'a fait visiter Shawinigan qui ressemble un peu à Berlin-Est avant. Ou à la lune maintenant. Nulle vie. Où sont les gens? Au travail? Sûrement. Mais on venait de me dire qu'il n'y a plus de travail à Shawinigan. Chez eux alors, mais à faire quoi ? Anne ne sait pas. Anne sait seulement qu'avant, il y a longtemps, Shawinigan était prospère. Il était une fois l'avenir. Mais l'avenir fut nationalisée. Ci-gît l'avenir.
Le petit centre commercial « Les Promenades » est désert. Les rares promeneurs ont l'air des survivants d'une attaque nucléaire. Locaux à louer. Vitrines borgnes. Même désolation aux Halles, un autre centre commercial... La ville est figée comme une carte postale jaunie. Le boulevard St-Maurice avec sa jolie promenade au bord de la rivière et ses maisons bourgeoises sort du passé comme un fantôme cossu.
Nulle vie. Sauf la jeune femme à côté de moi. Elle s'assoit, replace une mèche. Elle marche sur ses souliers plats, ses dents sourient, ses seins bougent. Elle vit, et sa jupe blanche vit aussi autour de ses hanches...
Cette jeune femme vivante dans cette ville qui meurt, pétrifiant.
Ce matin-là, Shawinigan minéralisée était une salamandre qui tenait dans le travers de sa gueule une jeune femme vivante en jupe blanche.
Elle est actuellement en train de la digérer vivante avec son chat, son hamster angora, ses trois enfants, son ex-mari, son amant et son caniche femelle qui a eu ses règles pour la première fois l'autre jour, il a taché les draps et Anne pensait que c'était elle.