Le dimanche 27 janvier 1991
JÉRUSALEM, Israël
Dans Mea Shearim, le quartier le plus mystique de Jérusalem (un des plus pauvres aussi), les hassidims à couettes et à chapeau parabolique avaient mis leurs bas blancs pour le sabbat. Ils remplissaient les ruelles moyenâgeuses de leurs processions bavardes, les enfants courant devant, joyeux. Il flottait dans l'air un léger bonheur d'après-messe. Au coin des rues, des pancartes rappellent aux visiteuses que les mini-jupes ne sont pas kosher...
Parce que je m'en allais par là aussi, je suivais machinalement un groupe d'une douzaine de hassidims qui entrèrent bientôt dans le quartier musulman voisin, complètement désert. Ils allaient vite et courbés dans leur long manteau noir, on eût dit qu'ils se hâtaient vers quelque congrès de huissiers. Ils franchirent la muraille de la vieille cité par la porte de Damas, le coeur du quartier musulman. Des enfants palestiniens les suivirent un moment de loin en faisant na-na-na-na. Ils couraient presque maintenant. Ils déboulaient les venelles de la vieille cité comme des billes jetées du haut d'un escalier. J'avais deviné qu'ils ne s'arrêteraient que lorsqu'ils auraient le nez sur le Mur des Lamentations...
Je les ai attendus longtemps sur l'esplanade, plus d'une heure. J'avais une question à leur poser. Je me doutais de la réponse, mais je voulais être sûr. Je ne les quittais pas de l'oeil. Finalement, ils sont revenus vers moi...
- Pardon, messieurs, excusez-moi, avez-vous prié pour la paix?
Les 12 capots paraboliques se sont inclinés plusieurs fois. Oui. Ils avaient prié pour la paix.
En les attendant, j'avais intercepté un couple assez âgé de Toronto. Le monsieur avait un petit drapeau canadien épinglé sur son veston. Un voyage de solidarité. Eux aussi allaient prier pour la paix. Pas ensemble parce que, au Mur, les hommes et les femmes sont séparés par une barrière. Mais la même paix.
À quelques pas de là, toujours dans la vieille cité, de l'autre côté du bazar Ez Zeit, on trouve la Via Dolorosa, la rue douloureuse, le Chemin de croix emprunté par Jésus. En le suivant et en zigonant un peu dans le fouillis des ruelles, on finit par trouver l'entrée du Golgotha où eut lieu la Crucifixion. C'est là aussi qu'est le tombeau du Christ. Celui-là même dont les pierres ont r'volé quand il a ressuscité. Le lieu est partagé entre différentes communautés chrétiennes. La chapelle catholique, toute petite, très simple, très belle, était vide en cette fin de matinée, à l'exception d'une soeur italienne, férue d'Histoire.
- Avez-vous prié pour la paix, ma soeur? lui ais-je demandé quand elle est sortie.
Bien sûr qu'elle avait prié pour la paix. Elle m'a fait visiter un peu. Nous avons parlé des Croisés qui, ici même, en 1099, ont enlevé le Saint Sépulcre aux Musulmans après un long siège et un assaut dont on parle encore dans les manuels militaires.
Sortant de là, j'étais à peine engagé sur la Via Dolorosa que le prieur de la mosquée Al Aqsa appelait du haut de son minaret les fidèles à la prière de midi. Pour les musulmans du monde entier, Al Aqsa est un lieu saint presque aussi important que La Mecque... Et je sais par le gars de mon hôtel qui est allé à la prière de midi, qu'ils ont aussi prié pour la paix...
Jérusalem est une ville étonnante où les ennemis se croisent dans les mêmes ruelles, pour aller prier à peu près en même temps, à peu près dans les mêmes lieux, à peu près le même Dieu, de leur accorder une paix différente...
Jérusalem est une ville bouleversante. De grandes révélations y furent faites aux hommes. C'est à Jérusalem qu'est née l'espérance. Depuis 2000 ans, mosquées, synagogues, églises s'adossent les unes aux autres dans la commune espérance que la paix soit sur la terre.
Et qu'est-ce qu'on a 2000 ans plus tard? La guerre sacrament.
Et où ça? À Jérusalem justement.
Jérusalem est une ville où l'on ne peut pas se promener innocemment. À tous les pas, quelque chose nous dit que 2000 ans plus tard, l'espérance est un rêve fatigué.
Tout près de mon hôtel, des militaires fouillaient deux jeunes Palestiniens. Ils en rajoutaient un peu pour la caméra de la BBC qui filmait la scène. Deux mille ans plus tard, l'espérance est toujours gardée par les fusils.
CENSURE - Pas un seul article, fût-il en chinois, pas une seule photo, pas un film, pas une cassette ne sort d'Israël sans être revu par la censure militaire.
J'attendais pour vous en parler que passent ou trébuchent mes deux premiers textes... En fait, ils n'ont même pas été lus. J'ai juste résumé au censeur de quoi je parlais, ce qui a eu l'heur de l'étonner, mais pas de lui déplaire. Et j'ai eu sa bénédiction.
C'est moins terrible qu'on m'avait prévenu, et c'est présenté de telle façon qu'on peut difficilement regimber. Oui bon, la liberté de presse, mais en temps de guerre, la sécurité des gens passe sûrement avant... Surtout que cette censure ne s'exerce pas, en principe, sur les idées mais sur des détails géographiques et stratégiques, de moindre intérêt pour le lecteur. Qu'est-ce que ça peut bien vous foutre qu'un missile soit tombé ici plutôt que là? Or, c'est le genre d'information qui peut être utilisée à des fins militaires pour corriger un tir par exemple...
Ça fatigue un peu plus quand on ne peut pas parler des dégâts causés par les missiles. Ici les raisons stratégiques sont moins évidentes, il s'agirait plutôt du moral des troupes. On serait comme à la limite de la propagande...
En fait, ce sont les images qui sont visées. Ce sont les gens de la télé qui sont les plus emmerdés avec le censeur militaire qu'on leur a collé dans le dos en permanence et qui approuve ou refuse chaque plan...
Autre chose. On censure la presse, mais qui empêche les civils ordinaires, Palestiniens ou non, de téléphoner à Amman et de raconter ce qu'ils voient. Où sont les patriotes, combien de soldats autour, etc. Même moi qui ne vois jamais rien, je les ai vus, fait que...
Dernière petite chose, les idées ne sont pas censurées, très bien, mais écrit-on le même texte quand on sait qu'il sera supervisé par ceux-là même qui en sont le sujet?... Je vous avoue que l'idée m'est passée par la tête que c'était peut-être là le but de l'opération. Sinon le but, une conséquence préméditée.
Bon, une autre alarme, et une autre. Deux, coup sur coup. On se garroche dans les pièces scellées. Au cas. Mais on sait bien que ce n'est pas pour Jérusalem. Tout pour Tel-Aviv.
J'y vais demain.
Je sais, dit de même, ça l'air un peu fendant. Mais bon, il y a un million et demi de gens qui habitent là, c'est pas tous des cow-boys...
Hé, c'est dimanche! Vous devriez aller à la messe. Prier pour la paix.