Le jeudi 21 février 1991
Six cents kilomètres de désert disco. Depuis le départ de Damas, le chauffeur fait jouer ses cassettes à tue-tête... Saddam aurait avantage à utiliser le disco arabe au lieu des gaz moutarde. Le disco arabe est un neurotoxique stridulant qui peut provoquer le décrochage du testicule gauche. Et qui rend sourd bien entendu.
- Hein ? Pourquoi je vais à Deir ez-Zor ?
Mon voisin de banquette ne comprend pas ce qu'un journaliste occidental peut bien aller faire dans ce trou plein de déserts que lui-même rêve de quitter depuis qu'il y est né.
En fait, je suis en route pour la Turquie. Sauf que je ne sais pas très bien non plus ce que je vais foutre en Turquie. L'idée, c'était d'aller à Bagdad. Pour cela, il aurait fallu que j'attende trois semaines à Amman. Et encore, rien de moins sûr que les Irakiens m'auraient retenu sur leur liste. On était 200 à faire le pied de grue devant l'ambassade chaque matin... J'ai laissé tomber et je tourne autour de la guerre avant de rentrer. Je tourne autour de la guerre comme une mouche tourne autour d'un tas de marde sans se décider à se poser dessus...
Deir ez-Zor est située sur la rive de l'Euphrate, le grand fleuve de la Mésopotamie qui descend vers Bagdad. Nous sommes aux confins de l'Irak et de la Turquie. Et la porte voisine, c'est l'Iran. Même l'URSS est à portée de fusil, de canon disons.
Six cents kilomètres de désert et de Bédouins. Dix-sept contrôles d'identité par des policiers en civil. Les routes sous haute surveillance. Mais les petites villes ont sauvegardé leur autonomie. On y freake beaucoup moins qu'à Damas...
Deir ez-Zor vit selon ses propres traditions, médiévales ou presque. Ici, les femmes sont encore totalement voilées de noir. Il n'y a pas longtemps qu'elles peuvent sortir dans la rue et elles n'ont pas toujours accès aux restaurants...
Une bonne raison de passer dans la région pour un journaliste : selon la presse occidentale, au début de l'automne, des manifestations de soutien à l'Irak, vite réprimées par les services spéciaux, y auraient fait une dizaine de morts...
- Faux, jure mon voisin de banquette. Il n'y a eu ni émeute, ni mort à Deir ez-Zor. On a seulement voulu empêcher les commerçants du coin d'aller vendre leur stock en Irak. En vain. Les commerçants sont les maîtres de la ville, ils contrôlent tout, y compris la police. Ils ont fait des affaires d'or tout l'automne. Tout l'automne et tout l'hiver. Leur soutien à l'Irak est très intéressé. Rien de politique...
- Saddam est quand même populaire par ici...
- On l'aime bien. Mais comme partout en Syrie, on déteste les Américains bien plus qu'on aime Saddam...
Et c'est bien ainsi que je l'ai senti. On est loin, en Syrie, du délire idolâtre des Jordaniens. Si vous me permettez une image sportive, je dirais que les Syriens supportent l'Irak et Saddam comme les partisans des Nordiques supportent le Canadien dans les finales de la Coupe Stanley : par défaut et sans passion...
- Vous m'avez toujours pas dit ce que vous alliez faire à Deir ez-Zor ?
- Écrire sur Deir ez-Zor probablement... Ma réponse l'a déconcerté. Et c'est comme ça qu'il m'a présenté à ses parents : il va écrire sur Deir ez-Zor... Parce qu'il m'a emmené chez ses parents. Je pensais être tombé sur un weirdo. Pas du tout. Dans ces régions éloignées, la répression n'est pas venue à bout de la tradition d'hospitalité : on doit à l'étranger un toit, à boire, à manger et la sécurité. J'ai bien peur d'avoir été très grossier en n'acceptant qu'un café...
Mon hôte, donc, revenait chez lui après deux semaines de travail au sud de Damas. Technicien en irrigation pour l'entreprise familiale. Il a changé de place exprès dans l'autobus pour s'asseoir à côté de moi. " Pour pratiquer mon anglais ", s'est-il excusé ( le pauvre homme ). Anyway...
Rachid, donc, 28 ans. Il habite toujours chez ses parents, avec ses soeurs et ses frères dont les plus jeunes, des jumeaux, n'ont que sept ans... On a traversé la ville à pied pour se rendre chez lui. En chemin, les gens le saluaient. Certains s'arrêtaient, l'embrassaient à la mode arabe. Je devinais les questions. Comment ça s'est passé là-bas ? Content d'être de retour ? C'est qui lui ? Il me présentait. " Il va écrire sur Deir ez-Zor... " On me regardait comme si j'allais léviter...
On est arrivé chez lui. Sa mère, à genoux par terre, pliait le linge du dernier lavage. Elle a vite ramassé les culottes des filles qu'elle a cachées sous un drap. Les jumeaux n'osaient pas approcher. La grande soeur a fait du café. Le père, après avoir serré très fort Rachid dans ses bras, s'est excusé : il allait à la mosquée. Quelqu'un a fermé la télé. Tout le monde parlait en même temps. On m'a oublié je crois et c'était très bien comme ça...
La fatigue, je ne sais pas, je n'étais pas loin des larmes. J'avais déjà vécu cet instant. Il y a très longtemps, j'habitais une maison exactement comme celle-là, avec un poêle au milieu de la pièce centrale, avec un seul robinet d'eau froide pour toute la maison, la mère pliait le linge à genoux, je revenais de je ne sais où, elle disait un million de riens, les potins, les voisins, je n'écoutais pas, comme Rachid maintenant...
Plus tard, Rachid m'a montré sa chambre et dans sa chambre, des photos de sa fiancée sur la plage à Latakia, la station balnéaire syrienne sur la Méditerranée. Comme souvent les fiancées sur les plages, celle-là était pleine de peau... Puis Rachid m'a montré des cartes postales de Stockholm où il rêve d'aller rejoindre ses amis qui vivent là-bas...
- T'es pas bien ici ?
- Non.
Rachid a fait le bilan. L'école, le collège, puis quatre années et demie d'armée obligatoire. Aujourd'hui 28 ans et toujours chez ses parents. Gagne 75$ par mois, en dépense 30$ en cigarettes. Juste pour se marier, payer la dot à la famille de sa promise, comme c'est encore la coutume ici, la cérémonie, les anneaux, les cadeaux, quatre ans de travail en arrêtant de fumer ! Une maison, une auto ? Jamais. Voyager ? Il ne peut même pas aller en Turquie à côté.
- Je veux partir d'ici. Vite !... Mon père n'est pas d'accord. Il dit que c'est une folie. Qu'ici au moins, j'ai du travail et que personne ne me méprise. Là-bas, ce n'est pas certain...
Quelqu'un, je ne me souviens plus qui, a déjà dit que l'homme a autant besoin d'une patrie que de la quitter. J'ai essayé de traduire ça à Rachid. Mais j'ai laissé patrie en français parce que je ne sais pas comment ça se dit en anglais.
- C'est quoi " patrie " ? m'a demandé Rachid.
- J'étais bien emmerdé.
Dans la pièce commune, le père, revenu de la mosquée, regardait la télé. Les jumeaux jouaient aux billes dans la cour. La mère de Rachid me préparait un sac de loukoums en me demandant pour la centième fois si j'étais bien sûr de vouloir aller à l'hôtel, elle me mettrait un matelas à terre, on se ferait petits...
J'ai pointé son téton gauche avec mon doigt et j'ai dit à Rachid :
- C'est ça une patrie.