Le mardi 24 décembre 1991
MOSCOU
Le petit Jésus ne naîtra pas à Moscou, ce soir. Seulement dans deux semaines, dans la nuit du 6 au 7 janvier... C'est la même fabuleuse histoire que chez nous et le même petit Jésus, mais c'est un autre calendrier, et j'ai beau siffloter Mon beau sapin rien à faire, ce n'est pas du tout Noël à Moscou.
Pas seulement au calendrier. Dans l'air non plus. Au centre-ville c'est à peine si on remarque une guirlande de temps en temps, un sapin de loin en loin. Mais ici en banlieue, où j'habite chez des gens, rien. Rien que des immeubles très hauts, 25 étages et plus, en alignements staliniens, séparés par le vide des avenues trop larges. J'ai beau chantonner maintenant qu'il est né le divin enfant, au pied de ces falaises de béton menaçant, ma chanson chevrotte et se ratatine. Et dire qu'ils appelaient cela l'avenir radieux !... Ici dans le soviet ( le quartier ) Krylatskaïa l'avenir n'aura pas lieu. Non avenu l'avenir. Nucléarisé pour au moins 10000 ans. Peuvent changer de régime politique, ça ne suffira pas, c'est l'horizon qui est fucké...
Andreï et Olga, mes hôtes, ont bien vu à ma gueule longue comme ça que quelque chose n'allait pas :
- Non, ça ne va pas. Où y sont les sapins et les boules et les guirlandes et les clochettes et les paillettes et tous les autres machins, hein ? Comment voulez-vous que je chronique sur un Noël à Moscou dans cet espèce de crépuscule prolétarien ?
Andreï et Olga se sont excusés comme si c'était leur faute, mi-sérieux, mi-sarcastiques comme le sont souvent les jeunes Russes :
- Désolés, pas de sapin pas de lumières, nous sommes encore très matérialistes, vous savez. Cependant, si cela peut vous inspirer, nous avons à vous proposer un Issousse un peu spécial à notre quartier, dans une petite église pas très loin d'ici...
- Un Issousse ?
- Issousse, c'est Jésus, en russe.
Et c'est ainsi qu'ils m'ont raconté la belle histoire de l'Enfant des vidanges. C'est un conte de Noël russe si on veut, mais plus marqué au coin de l'espoir que du merveilleux, et d'ailleurs ce n'est pas un conte, c'est une histoire toute récente...
Sur une colline avoisinante, une ruine d'église avec encore un semblant de toit tout crevé servait de décharge publique. Vieilles ferrailles, meubles pourris, et des tonnes d'ordures. C'était comme cela depuis avant Staline peut-être bien. L'an dernier, quelqu'un, on ne sait pas qui, a nettoyé un petit coin au centre de cette dump, et a dressé un autel et sur cet autel, a déposé une icône de l'Enfant Jésus...
Alors les gens du coin ont commencé à y aller. À nettoyer autour de l'autel. De plus en plus de gens. De tous les métiers. Quand tout a été nettoyé, enterré, on a réparé le toit, bouché les trous, refait le portail. Posé la lumière. Et voilà, maintenant c'est une église comme avant...
- Ce qu'il y a d'extraordinaire là-dedans, insiste Andreï, c'est la gratuité de cette corvée, la liberté totale du geste. Les gens ont fait cela tout seuls ! Sans ordre, sans programme, sans plan ! C'est une grande victoire dans ce pays où la règle est d'en faire le moins possible puisque de toute façon c'est le même salaire. C'est une grande victoire sur la bureaucratie. Mais surtout sur nous-mêmes. Olga et moi nous ne sommes pas croyants, mais cet Enfant Jésus nous dit quand même quelque chose, il nous dit que nous commençons à nous libérer de nous-mêmes. C'est plus difficile mais aussi beaucoup plus exaltant que de se libérer d'un système politique.
C'est cet Enfant Jésus qu'Olga et Andreï on appelé l'Enfant des vidanges...
Derrière le béton bête, j'ai trouvé comme ils m'avaient dit, la Moscova et ses pêcheurs à la ligne. Des dizaines de pêcheurs à la ligne emmitouflés qui lançaient leurs vers entre les glaçons...
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