Le dimanche 5 janvier 1992
Moscou
Mardi 31 décembre, minuit moins deux
Vous l'avez peut-être vu aux nouvelles. Dans la foule joyeuse ( surtout des touristes ) qui attendait la nouvelle année sur la place Rouge, des tatas ont déployé deux immenses drapeaux canadiens. Je voulais juste vous dire : c'est pas moi.
Mercredi 1er janvier.
Moscou vide et mouillassieuse. Je passe la journée devant la télé. Un film russe, en russe, tellement débile que je comprends les paroles...
Aux nouvelles, avant la Géorgie, l'histoire d'un petit cochon qu'une famille de banlieue gardait pour le manger à Noël. N'ont pas été capables. Le petit cochon vit maintenant avec eux, donne des becs à tout le monde, saute sur les genoux des enfants. Pour Noël on lui a donné un peu de jambon...
Toujours à la télé, " c'était vraiment trop slotcheux pour sortir, mes souliers prennent l'eau " toujours à la télé, un hallucinant concours de sosies : Marx, Lénine et Staline autour de la même table. C'est le signe qu'ils sont bien morts. Le rire tue sans espoir de retour.
Jeudi 2 janvier
Depuis le temps que les Moscovites appréhendent ce 2 janvier de malheur, on y est. Jour un de la libéralisation des prix. L'inconnu. S'il est quelque chose que les Russes ne sont pas prêts à affronter après 70 ans de planification quinquennale, c'est bien l'inconnu. C'est pour ça qu'ils restent couchés...
Tout de même, avant la fermeture des magasins, des éclaireurs se risqueront jusqu'à la boulangerie et l'épicerie, relever les prix. Ils en reviennent catastrophés. Le pain trois fois plus cher. La viande cinq fois. Le beurre six fois. Quand il y en aura bien sûr. Parce que pour l'instant les étagères n'ont jamais été aussi vides...
Les Moscovites refont leurs comptes. Ils avalent la pilule lentement. Après celle-là une autre les attend. Et une autre encore. Arriveront-ils sans guerre civile, sans révolte, au paradis capitaliste dont ils rêvent ?
L'âme russe est lente et patiente, c'est dans Tchékhov, dans Tolstoï aussi. Les foules russes, celles que je vois dans le métro, sont lentes et patientes. Mais, un à la fois, le Russe est-il aussi apathique qu'il en a l'air ? Soixante-dix ans de morne répression l'ont-ils anesthésié au point de le rendre inapte à la révolte, comme les poules qui ne savent plus voler à force de ne pas se servir de leurs ailes ?
Je n'en sais foutre rien, mon vieux.
Toujours jeudi 2 janvier
Pas loin du McDonald's, lieux de tous les trafics, un type avec une sale gueule vend des cigarettes, des revues porno et des très grosses cans de je ne sais quoi pour 300 roubles. Je regarde. C'est du lait en poudre. Sur la boîte c'est écrit : " Aide humanitaire. Not for sale ".
- Salaud.
- Chto ( Quoi ) ?
- Babouin lamentable.
Vendredi 3 janvier
À la porte de ma station de métro, il y a un petit marché " libre ", une rangée d'étals bancals. Mais au moins, ici, on trouve quelques raisins de Géorgie, des noix, du lard... tout cela bien sûr, vingt fois plus cher que dans les épiceries d'État.
La plus petite table du marché est celle d'un homme qui se tient derrière 32 citrons très exactement. Je les ai comptés. L'homme n'a rien d'autre à vendre que ses citrons, superbes d'ailleurs, les plus beaux du marché. D'un jaune qui ensoleille le nulle part livide où nous sommes. Il en a fait trois tas, les petits à onze roubles, les moyens à treize et les gros à quinze. Les ménagères n'en reviennent pas...
- Sûrement les citrons les plus chers de Russie, proteste une femme. Dans une épicerie d'État, les citrons valent un rouble pièce, ajoute-t-elle...
- Avez-vous trouvé des citrons récemment dans les magasins d'État ? demande le marchand.
- Non, admet la bonne femme. Il n'y en a pas...
- Ah, triomphe modestement le marchand. Si je n'avais pas de citrons, moi aussi je les vendrais un rouble... Les ménagères de rire.
Selon Irina qui m'accompagne, c'est une de ces vieilles blagues soviétiques sur la pénurie, redevenues d'actualité.
La même Irina me parie que l'homme aux citrons est ingénieur, ou architecte, un professionnel quelconque. Irina a gagné. L'homme aux citrons est médecin dans un roddom d'État, une clinique d'accouchement. Les citrons viennent du jardin de son frère en Géorgie. Il lui faudra la matinée pour les vendre. Il en tirera un profit net de 400 roubles.
La moitié de son salaire mensuel de médecin accoucheur.
Encore vendredi 3 janvier
Sur le trottoir, devant le modeste hôtel Youjnaïa, un curieux bazar. Pauvres gens venus vendre un ou deux objets personnels qu'ils tiennent à la main. Ils sont sur deux rangées entre lesquelles circulent les curieux. Celui-là brade sa bouilloire. L'autre une bouteille de shampooing. Son voisin une paire de savates. Longue litanie d'objets moches. Une jeune femme proposait des spaghettis d'une main, et de l'autre, deux paires de petites culottes avec un mickey sur le devant qui tirait la langue.
Humiliant inventaire de la misère.
Vendredi 3 janvier toujours
J'accompagne Irina à la garderie. Elle va chercher Nora, sa petite fille. Une grande salle de jeux ensoleillée, des jouets en bois, des petits lits bleus, des grosses madames à barbe pour leur faire des papouilles qui piquent. Rires d'enfants. Bonheur pastel.
L'habit de neige de la petite Nora n'est pas différent de celui de nos enfants, aussi long à enfiler, avec des zippers partout, des petits gants au bout des manches, et tout et tout.
Irina qui était technicienne dans une usine chimique avant d'accoucher, reçoit depuis deux ans son plein salaire, des miettes puisque c'était déjà un petit salaire à l'époque, et que depuis, le rouble a capoté... mais bon, le principe, l'idée, l'intention, c'est correct non ?
C'est un peu à l'image de toute la société russe. Le principe, l'intention, l'idée est toujours à peu près correcte, et le résultat toujours à peu près fucké.
Reste que ce n'est pas le sauve-qui-peut qu'on imagine. Comme Alice son miroir, il faut traverser ce néant suburbain incroyablement décourageant, il faut entrer chez les gens les plus modestes, s'asseoir à leur table, les regarder vivre " pas si misérablement ", les regarder vivre avec le raffinement d'usage, cette pointilleuse minutie dans l'ordonnance de leur maigre espace, dans la gestion de leur dénuement pour réaliser que sous le bordel apparent, la vie quotidienne des Russes est tricotée serrée.
Je crois qu'on appelle cela de la culture. Quel intellectuel, chez nous, ne s'est pas demandé au moins une fois à quoi ça sert la culture ? Ici le plus humble moujik le sait : à vivre.