Le mercredi 22 janvier 1992
TBILISSI, Géorgie
À deux pas du marché central, trois petits juifs géorgiens, Valeri, Philippe et Marc angoissent. Il est midi et comme tous les midis, de la cour de leur usine de meubles, on peut entendre les slogans ultra-nationalistes que martèlent 3000 fanatiques rassemblés pour adorer leur dieu : Zviad Gamsakhourdia.
Les affaires allaient pourtant bien... Enfin, aussi bien que peuvent aller les affaires dans le charivari des privatisations et quand on n'est pas de la mafia...
Les trois petits juifs, tous docteurs en sciences, ont quitté leur douillet ( et miséreux ) institut, il y a deux ans, pour monter cette affaire. " On n'avait pas 100 roubles à nous trois, rigole Valeri, mais on avait bien plus de 100 amis "...
Ils emploient aujourd'hui 60 menuisiers dans leur usine de banlieue, et une dizaine dans cet atelier d'assemblage du vieux Tbilissi où ils m'ont reçu. Ils sont spécialisés dans l'ameublement de bureau. Ils ne fournissent pas. Les meubles n'ont pas le temps de se rendre au magasin. La cour est pleine de clients qui arriment de périlleux chargements sur de minuscules camionnettes...
- On a beaucoup trop de clients pour ce qu'on a de bois. Trouver du bois, problème numéro un. Il n'y en a pas en Géorgie. Il faut traiter avec les Russes... Problème numéro deux, trouver des devises pour acheter de la machinerie moderne. Nous vendons cette bibliothèque 10$, à ce prix-là, pas de " joint venture " possible... Il faudrait pouvoir vendre à l'étranger, nous sommes en pourparlers avec des Italiens. Problème numéro trois, la mafia, faut payer, pas le choix...
Mais bon c'est la vie, et nos trois petits juifs s'amusaient malgré tout beaucoup à essayer de devenir des entrepreneurs capitalistes. Quand Gamsakhourdia a été dégommé au début de janvier, leurs espoirs ont même fait un grand bon de dix ans en avant... L'ex-président, qui ne trippe pas fort sur la libre entreprise, lui faisait payer un loyer et Valeri et ses amis pouvaient être mis à la porte de leur propre usine à tout instant, victimes de la jalousie ou du racisme du premier fonctionnaire venu...
- Si Gamsakhourdia reprend le pouvoir, on laisse tomber. On s'en va en Israël. S'il reprend le pouvoir, ce sera en excitant les sentiments ultra-nationalistes, et c'est très mauvais pour les juifs, ça. Dieu sait pourtant qu'on n'a pas envie de partir, qu'on aime cette ville, ce pays...
Il a commencé à neiger. En face de l'atelier de meubles de Valeri, Philippe et Marc, dans les catacombes du marché central, la foule boulimique remplit ses paniers. Les étalages débordent de légumes, de fruits et de volaille. Abondance qui jure avec les étagères vides des épiceries de la ville. Animation méditerranéenne, petits commerces, petites rapines, engueulades, marchandages, rires d'enfants. Quelque chose veut vivre ici.
Un peu plus loin, sur la Place de la gare, la petite neige qui continue de tomber n'a pas rafraîchi les ardeurs des matrones de Gamsakhourdia. Leurs aboiements ont des accents hitlériens.
Quelque chose veut mourir ici. Pas nécessaire d'être juif pour avoir peur.
Elia aussi est juif. J'habite chez lui depuis mon arrivée à Tbilissi, dans un invraisemblable appartement, quatre pièces immenses mais si encombrées de livres qu'on y circule comme dans un labyrinthe entre les bibliothèques, les étagères et les éboulis d'encyclopédies obsolètes... Outre Elia, d'étranges personnages hantent ces lieux sombres et schizophréniques : la femme d'Elia, deux adolescents silencieux qui profitent des rares moments de lumière pour dessiner des monstres, et une mémée qui grignote des tartines de saindoux ( ce qui dénote une certaine insouciance pour une mémée juive ).
Le soir, très tard, tout ce monde-là s'enroule dans des couvertures et se retrouve dans le réduit de papa Elia pour parler de la vie, le plus souvent à la lueur des bougies, en buvant du mauvais café et en fumant d'horribles cigarettes russes...
Quand le prix Nobel de la paix, Andreï Sakharov, venait à Tbilissi c'est dans cet appartement qu'il se réfugiait après ses conférences...
- Il se tenait sur la chaise où vous êtes maintenant, buvait son thé lentement, me reprochait mon désordre tandis que je lui reprochais de perdre son temps en politique. Puis nous parlions sérieusement, je veux dire de physique et de mathématiques jusqu'aux petites heures du matin.
Elia est physicien, bien sûr. Un de ces esprits universels avec de grandes grandes ailes bien pratiques pour flyer au-dessus du commun, mais malcommodes pour marcher dans la réalité. Le lendemain de mon arrivée, il m'a dit bon, je vous emmène visiter Tbilissi, vous allez voir, c'est magnifique. On a visité neuf librairies, il a acheté les Essais de Montaigne, une nouvelle édition du Maître et marguerite de Boulgakov, des trucs scientifiques, des journaux, des revues, et quand son sac a été si plein qu'il a fallu le porter à deux, on est revenu à la maison...
Mais le retour de Gamsakhourdia a troublé l'univers éthéré d'Elia. Lui aussi songe a émigrer si le dictateur reprend le pouvoir. Lui non plus n'a pas du tout envie d'aller en Israël. S'il part ce sera pour ses enfants. S'il reste ce sera pour ses livres...
Je ne sais pas combien gagne Elia exactement. Je ne sais pas si c'est par frugalité ou par réelle indigence qu'on a mangé cinq jours de suite la même salade de patates aux oignons et la même soupe de choux rouges. Je sais seulement que les 200$ dont je voulais payer son hospitalité représentent à peu près deux ans et demi de son salaire. Il ne les a pourtant pas acceptés. Quand j'ai insisté en lui faisant valoir que ce n'était pas mon argent mais celui de La Presse, alors cet homme très doux m'a envoyé chier presque violemment.
Quand je suis parti, il m'a remis un petit sac en me disant : " Pour manger dans le train "... Quelques tranches de pain et un petit pot, de la salade de pommes de terre avec des oignons.
Finalement j'ai visité Tbilissi tout seul. J'ai vite tracé mes sentiers, trouvé mon café préféré et me suis même fait un ami, un tailleur arménien que je voyais coudre par la fenêtre de son minuscule atelier. Je suis entré. Il m'a servi le thé. Le lendemain j'ai apporté des pâtisseries. On n'a presque pas causé. Je ne saurais vous dire ce qu'il pense de Gamsakhourdia. Rien sans doute.
La guerre ? Un seul quartier a été touché, même pas un quartier, quelques immeubles, de ceux qu'on ne pleure pas, une banque, une caserne, un palais de gouvernement, un chic hôtel, rien que des ruines réjouissantes...
À part cela, une superbe ville, vous l'ai-je dit ? Des trottoirs noirs de monde, un métro à se faire faire les poches ( je n'avais pratiquement rien dedans ).
On n'imagine pas la guerre civile dans une ville qui s'amuse et se pavane. On n'imagine pas la guerre civile dans une ville où les gens prennent trop de plaisir à s'engueuler pour s'entre-tuer pour de bon.
N'empêche que souvent, la nuit, des rafales d'armes automatiques oblitèrent le sommeil léger de Tbilissi. Tac, tac, tac, trois petits trous dans le rêve de paix...
Ici comme partout, les vieilles haines qui pourrissent dans l'homme et sa fiancée les rendent aussi cons que leurs Kalachnikov.