Le vendredi 24 décembre 1993


Les petits pois
Pierre Foglia, La Presse

Mercredi je devais aller au réveillon des pauvres. Peut-être l'avez-vous noté, les pauvres, les vieux et les malades ont toujours leur réveillon deux ou trois jours avant Noël.

L'idée, je crois, est qu'ils ne nous fassent pas chier le vrai jour de Noël.

Anyway, il y a aussi derrière tout cela une commodité médiatique : cela laisse le temps aux caméras de montrer l'humanitaire spectacle des pauvres, des vieux et des malades recevant toutes les merveilleuses choses qu'on a ramassées pour eux ces dernières semaines. La population n'aime rien tant que constater les effets de sa grande bonté...

L'autre soir, aux nouvelles, dans un petit reportage sur la préparation du réveillon pour les sans-abri du quartier Centre-Sud, j'ai reconnu une boîte de petits pois que j'ai portée à Jeunesse au Soleil vers la mi-décembre. Je suis presque sûr que c'est la mienne, des numéro 4, de marque Idéal. J'étais très ému.

Anyway, je ne voudrais pas avoir l'air de me vanter, ce n'est pas une mais trois boîtes de petits pois numéro 4 que j'ai portées à Jeunesse au Soleil... et je m'en allais, mercredi soir, au réveillon des pauvres avec l'idée de peut-être retracer les deux autres boites...

Je suis malheureusement arrivé trop tard. C'était au Resto-Pop de la rue Adam et le dernier convive, un vieux monsieur, s'engageait, hésitant, sur le trottoir glacé. Je l'ai pris par le bras...
- Et puis, ce réveillon, c'était bien ?
- Oh oui, très bien...
- Que vous a-t-on servi ?
- Toutes sortes de bonnes affaires, du dinde et de la tourtière...
- Et comme légumes ?
- Des petits pois...
- Des petits pois ! Vous êtes sûr ? Vous ne me dites pas cela pour me faire plaisir ?

Je sais qu'un certain nombre d'entre vous me tiennent pour un baveux, un cynique, un chien. Que ceux-là sachent, que depuis mercredi soir, j'ai en bouche, mêlé au goût des larmes, le petit goût de fer des légumes en conserve.

Ne me souhaitez pas un joyeux Noël. C'est déjà fait.

LE CHIEN D'HITLER -

Ma libraire, qui est une petite comique, m'a dit tiens, j'ai un livre pour toi... Et elle a déposé sur le comptoir un beau grand livre sur le Tibet, La roue de la vie, 100$ ... Textes débiles et photos putes du genre un cheval blanc dans une prairie verte avec un arc-en-ciel dans le ciel. Moi, c'est drôle, je n'ai jamais rien vu de vert dans ce foutu pays-là, sauf les oeufs pourris qu'on nous a servis un jour, qui étaient couverts d'une mousse, verte effectivement...

Le texte commence par des remerciements à une demi-douzaine de lamas et j'ai imaginé un livre sur Rome qui commencerait par des remerciements aux évêques...

Anyway, changeons de littérature, ma libraire babounait aussi sur le plus beau livre de l'année - enfin c'est moi qui dis que c'est le plus beau - et justement elle n'est pas d'accord. N'était pas. Je l'ai relu avec elle. C'est le livre pour enfants dont je vous ai parlé cet automne, Le Palefroi ( Flammarion ). Je suis retombé aussitôt sous le charme de ce texte d'une belle sobriété et d'une infinie tristesse.

Finalement, cela n'est pas du tout un livre pour enfants...

Cela parle de l'homme. Et de son inaptitude à la bonté.

( Même s'il est prouvé que Hitler aimait beaucoup son chien )...

MÉMOIRE -

Ces jours-ci je n'arrête pas de penser à une amie, qui vient de mourir, mais à laquelle je n'avais pas pensé depuis au moins dix ans. Je ne sais pas pourquoi les gens disparaissent comme ça, soudainement, par une trappe de ma mémoire. La mort les ressuscite en quelque sorte...

C'était une drôle de fille, en fait c'était deux filles dans une. Je sais, on est tous comme ça, mais elle c'était vraiment très manifeste. Il y avait la madame chic et il y avait la matante délinquante. Et la matante passait son temps à se foutre de la gueule de la madame. Je la revois penchée sur un pupitre au Montréal-Matin, la mini-jupe à ras du bonbon, mais c'est la matante qui se retournait brusquement et nous disait en tirant sur sa jupe -. " Whô les p'tits pits, on enlève les mains de ses poches "...

À l'époque il y avait un politicien qui l'appelait au bureau, pour la cruiser ( un bouffi, proche de Lévesque ). Elle me faisait signe, me passait le téléphone, et j'entendais l'autre épais au bout de la ligne qui lui chantait en chevrottant : " Il suffirait de presque de rien, naninani naninani, pour que je te dise je t'aime ... " Quand j'avais une chance dans les conférences de presse, je me collais proche du bouffi, pis je fredonnais, mine de rien, naninani, naninani...

Une nuit que je la reconduisais chez elle après qu'on eut fermé le journal ( le Montréal-Matin toujours ), on a eu un accident sur Atwater. J'ai brûlé un feu rouge par distraction et j'ai envoyé dans le décor le directeur l'Opéra de Montréal qui rentrait d'une répétition. Le bonhomme sort de sa voiture, pas furieux mais pas content non plus, et me demande " Vous êtes saouls ou quoi ?

- Pas du tout, répond l'autre nounoune, il est drogué ! Et elle ajoute : il me drogue, moi aussi. Elle s'assoit sur le trottoir, c'est l'été, elle sort son hash et commence à rouler... L'histoire finit bien. La police n'est pas venue. J'ai payé la portière du monsieur de l'Opéra. Ce qui me frappe en racontant ça, c'est que je la revois, assise sur le trottoir : elle avait ôté ses souliers, je pourrais les dessiner, dire leur couleur... Pendant dix ans, peut-être plus, cette femme disparaît par une trappe de ma mémoire, la mort la ressuscite et voilà que je me souviens de la couleur des souliers qu'elle portait à deux heures du matin, sur la rue Atwater, le 12 juillet 1971...

Il y avait un party en son honneur l'autre soir dans cet appartement du carré Saint-Louis où elle a régné longtemps sur nos fins de nuits. Il y avait là des gens que je n'avais pas vu depuis mille ans, et en même temps que j'étais très content de les revoir, je me disais merde, c'est lequel, le prochain ?...

Je me demande même jusqu'à quel point en ne fait pas exprès de mourir pour vivre une dernière fois, très fort, dans la mémoire des gens...