Le samedi 4 juin 1994
Cela fera cinquante ans lundi.
À l'aube du 6 juin 1944, 155000 soldats américains, anglais, canadiens débarquaient sur les plages de Normandie pour " balayer la tyrannie nazie ".
Si j'étais le patron de ce journal, lundi, à la UNE, dans un encadré noir, je reproduirais le témoignage du cinéaste américain Samuel Fuller, publié il y a quelques semaines dans le supplément de L'Express sur le débarquement.
Samuel Fuller, 83 ans, a été un des premiers Américains à débarquer en Normandie, avec la première division d'infanterie, à l'aube du 6 juin. Voici ce qu'il confiait à L'Express...
Les gradés, les petits chefs nous ont fait des discours sur la grandeur de notre entreprise. La liberté. La démocratie. Fuck. On ne voulait libérer personne. Nous faisions la guerre et la guerre c'est kill, kill, kill.
Des types nous ont fait des discours. Des généraux, des maréchaux, des enculés. Ils ont tous dit des conneries. Sauf un. Il s'appelait Alexander, je ne sais plus quel était son grade. Il a dit : " Il y a des pauvres types qui doivent faire ce putain de job, et les pauvres types, c'est vous "...
On avait fait 400 répétitions en Angleterre. Avec des vraies balles. Beaucoup de morts. Morts pendant la répétition, tu te rends compte ? Et un jour ce fut la France. Mais on se foutait bien que ce fût la France. Les soldats se foutent de savoir où ils débarquent...
J'ai couru 200 yards sur la plage. Il y avait plein de corps partout. Une tête ici. Des pieds plus loin. Les blessés n'étaient pas des blessés, c'était des types éventrés, des frères à qui on essayait de remettre les intestins dans le ventre...
Six, sept minutes, voilà ce que dure une bataille. Le reste c'est de l'attente. Et de la peur. Les soldats n'écrivent pas de lettres à leur maman. Ils marchent. Ils bouffent. Ils dorment. Ils chient. Rien de plus.
Cela fera cinquante ans lundi. À l'aube du 6 juin 1944, 155000 soldats américains, anglais, canadiens débarquaient sur les plages de Normandie pour " balayer la tyrannie nazie ".
À la fin du mois d'août, La Libération, comme l'appellent les Français, avait fait 100000 morts. Alliés et Allemands confondus.
On fête cela ces jours-ci : 100000 morts.
Les survivants raconteront leurs souvenirs aux journalistes. Les chefs d'État discourront sur la paix. Les hôteliers normands feront des affaires d'or.
100000 morts qu'on fête ou qu'on tue encore ?
100000 morts, même pas un record. Presque du bricolage à côté d'Hiroshima qui devait suivre tout de suite après. Et ce n'était encore pas assez. On a recyclé les survivants en Indochine, en Corée, en Algérie, au Vietnam. On n'a jamais arrêté depuis. Nicaragua, Cambodge, Afghanistan, Tchad, Somalie. Ca s'étripe à la minute où j'écris en ex-Yougoslavie, en Irlande, au Yémen, au Soudan, au Rwanda. Cela n'empêchera pas les chefs d'États, lundi en Normandie, de dire JAMAIS PLUS. Cela ne les empêchera pas de mentir à cent mille morts en leur disant que leur sacrifice n'a pas été vain, que c'était pour une juste guerre.
Menteurs. Crocodiles.
Vous jouez du clairon dans l'abattoir où vous avez sacrifié cent mille fois l'Homme et sa fiancée.
100000 morts que vous retuez encore.
Une fois, moi aussi j'ai fait la guerre. C'était en Algérie. Le jour, j'étais secrétaire d'un colonel. Je tapais son courrier, je lui portais un million de cafés, je me rasais les jambes et je portais des jupes au genou, non ce n'est pas vrai, mais j'aurais pu... Certains soirs, quand c'était mon tour, j'allais monter la garde dans la ville vidée par le couvre-feu. On ne savait pas trop ce qu'on gardait, ni contre qui. L'époque était déloyale, l'armée divisée en pro et en anti-De Gaulle...
Cette nuit-là dont je vous parle, je montais la garde sur le toit de l'édifice des PTT. Sur le toit-terrasse d'une maison voisine, une gamine d'une dizaine d'années ramassait le linge qui avait séché sur une corde. Une patrouille en jeep est passée à ce moment-là. Le soldat dans la jeep a freaké sur l'ombre qu'il a vue bouger derrière le drap, il a tiré une courte rafale. La gamine n'est pas tombée tout de suite. Des choses giclaient de sa tête, la cervelle je suppose. Je ne comprenais pas pourquoi elle ne tombait pas.
Le lendemain je suis retourné taper le courrier du colonel. Je lui ai raconté ce qui s'était passé. Je ne me rappelle plus ce qu'il a dit.
Voilà, c'est ma guerre à moi de dix secondes.
Je n'en fais pas un débarquement en Normandie. Je n'y pense jamais sauf des fois, à la télé, quand des types se tirent dessus et qu'il y en a un qui s'écrase, pouf, fini, bouge plus.
Je sais que ce n'est pas comme ça.
Je n'y pense jamais, sauf des fois, quand les héros pleurent dans leurs médailles.
Allons vieillards de la patrie, peut-être bien que votre jour de gloire est revenu. Mais pour ce qui est de la guerre, hélas, elle n'est jamais partie.
Le 6 juin 1944, je vivais dans une petite ville occupée par les Allemands. Ils avaient transformé en caserne l'école que je devais fréquenter plus tard. Ma grande soeur travaillait comme serveuse au mess de leurs officiers. Elle nous rapportait des restes de bouffe dans des gamelles en fer qui s'emboitaient les unes dans les autres. Dans le quartier, on appelait ma soeur " la Boche " et des fois pire. À la Libération elle a été tondue. Un déshonneur qui rejaillit sur toute la famille. Sauf sur moi, j'avais quatre ans, je trouvais amusant d'avoir une grande soeur chauve comme moi. Mais moi, c'était parce que j'avais des poux.
Je ne sais pas pour le 6 juin, mais en ce temps-là, notre petite ville était bombardée tous les jours. Quand les sirènes annonçaient l'arrivée des avions alliés, nous disposions de quinze minutes pour aller nous réfugier dans des abris. Mon père préférait les champs. Il m'asseyait de biais sur la barre de son vélo et pédalait le dos courbé vers la campagne tout proche. Ma mère suivait comme elle pouvait. Le retour était plus angoissant : allions-nous trouver notre maison en ruines ?
Elle ne fut jamais touchée.
À l'aube du 6 juin 1944, j'avais quatre ans de guerre, déjà.
À l'aube du 6 juin 1944, le général Eisenhower disait aux milliers de soldats qu'il allait lancer sur les plages de Normandie : " Les yeux du monde sont fixés sur vous. Les espoirs et les prières des hommes épris de liberté vous accompagnent ".
Et ta soeur, Ducon ?
La mienne est chauve.