Le samedi 18 juin 1994
J'ai joué au soccer comme ça. Mais jamais dans une équipe. On n'avait même pas de ballon. On jouait avec une balle de chiffon. On jouait avec un caillou, les bouches d'égout nous servait de buts.
Le soccer avec un ballon c'était pour les vrais. Le dimanche après-midi. On y allait comme à la messe. On longeait une rivière et puis on entrait au stade par une longue allée bordée de platanes. À la guérite des billets, pour ne pas payer, on disait la mort dans l'âme, qu'on avait moins de douze ans.
C'était un petit stade de campagne, bosselé, pelé, ceint d'une main-courante blanche, avec sur les flancs des tribunes, des pubs de Cinzano. En face des tribunes, se dressait un grand tableau noir qu'on voyait de la route, avec une échelle sur laquelle restait perché le marqueur, avec ses numéros sur des ardoises.
Nous nous installions derrière le but du gardien adverse. Le truc c'était d'arriver à le faire rire. On l'appelait, eh, oh, grand nono ! Jusqu'à ce qu'il se retourne. Le plus doué d'entre nous lui faisait alors une grimace irrésistible et on avait parfois la satisfaction de voir ses épaules tressauter sous l'effet du fou rire. C'était avant les hooligans, oui.
C'était des joueurs modestes auxquels se mêlaient parfois un pro déclassé, vieilli ou alcoolique, souvent les deux. Je me souviens d'un certain Pipo, qu'on ne voyait pas du match jusqu'à ce qu'il aille réclamer la balle à son gardien qui la lui remettait tout doucement dans les pieds. Il traversait alors tout le terrain, d'un petit trot négligent. La balle lui collait au pied tandis qu'il zigzaguait en envoyant dans le vent les joueurs adverses. Il ne donnait pas l'impression de courir, pourtant personne ne le rejoignait. Pi-po, Pi-po scandaient les spectateurs. Dans nos jeux le lendemain, nous étions Pipo bien avant d'être Garrincha ou Pelé.
Après le match, je faisais un détour par les champs voisins pour ramasser des pissenlits pour les lapins. Une commande de ma mère. Plus vieux j'allais finir l'après-midi au Bar des Sports où les résultats des pros étaient inscrits sur le miroir derrière le bar, à mesure que la radio les donnait. Parfois Pipo, ou son successeur apparaissait avec une fille. Parfois c'était ma mère qui surgissait : « Toi, tu rentres la maison ». Je rentrais, le rouge au front.
Au Giants Stadium hier, dans la file de journalistes qui attendaient leur passe pour le match Irlande-Italie de cet après-midi, quelqu'un disait : « C'est une question de culture ».
Tout à l'heure j'irai au stade par une autoroute à six voies. Il me faudra une heure pour traverser Hasbrouck Heights, Woodridge, Rutherford, classiques « blue-collar American football towns » à l'ombre du Giants Stadium.
Au bout d'une heure de trafic, je sortirai du spaghetti d'autoroutes pour déboucher où, croyez-vous ? Dans le stade ? Non, pas dans un stade. Dans un « complexe sportif ». Sur une mer d'asphalte. Un territoire plus grand que St-Armand où il n'y aura pas un arbre. Pas un pissenlit.
Quand je serai enfin assis à ma place, dans le stade, ce sera du soccer comme n'importe où. Avec les meilleurs joueurs du monde et tout. L'Italie aura trop peur de perdre pour gagner. Et les Irlandais auront trop envie de gagner pour perdre. Match nul.
Sûrement zéro-zéro.
Je penserai à Pipo.