Le jeudi 23 juin 1994
En Amérique du Nord où le sport est business avant tout, on réalise mal combien le match entre les États-Unis et la Colombie, hier, était pour les Colombiens une affaire d'honneur.
Les Colombiens sont arrivés aux États-Unis avec une grande équipe, un football qui danse comme celui des Brésiliens, des super-vedettes qui sont aussi des personnages comme Valderrama, Asprilla, et une seule idée en tête : fermer la gueule au monde entier.
Qu'on ne dise plus jamais qu'ils viennent du pays de la drogue.
Ils étaient conseillés par le plus connu des Colombiens, le prix Nobel Gabriel Garcia Marquez lui-même, qui leur a expliqué comment faire : « Il faut accomplir quelque chose. Je suis un des auteurs les plus lus et les plus étudiés aux États-Unis, et jamais personne ne dit que je viens du pays de la drogue. Gagnez et on ne vous insultera plus. »
Samedi, hélas, les Colombiens perdaient lamentablement leur premier match.
On ne les a jamais autant traités de narcos.
Même le New York Times a rappelé que le cercueil de Pablo Escobar était recouvert du drapeau de l'Atletico Nacional de Medellin, le club d'où proviennent sept joueurs de la présente édition de l'équipe nationale. Que l'actuel milieu de terrain Leonel Alvarez était un ami personnel d'Escobar. Que le gardien Higuita est impliqué dans la guerre entre les barons de la drogue...
Défaite le samedi, donc. Le pays est en état de choc. Violences.
Le dimanche, deuxième tour des élections présidentielles en Colombie. Victoire de Ernesto Samper.
Le mercredi les journaux américains rapportent que la campagne électorale de Samper a peut-être été financée par le Cartel de Cali.
Encore Gabriel Garcia Marquez : « Le football aujourd'hui est le seul facteur qui unisse les Colombiens. » Il aurait du préciser : quand ils gagnent. Quand ils perdent c'est le bordel pire que jamais...
En Amérique du Nord où le sport est business avant tout, on réalise mal combien le match entre les États-Unis et la Colombie hier soir était une affaire d'honneur.
- Une défaite aux mains des Gringos ? Impensable. S'ils perdent...
Pouce levé, index tendu, le marchand de mangues a fait le geste de se tirer dans le front. J'étais dans Jackson Heights un quartier du Queens. On dit aussi le petit Bogota. J'étais journaliste, ma passe de la Coupe bien en vue. C'est un endroit où il vaut mieux ne pas être pris pour quelqu'un d'autre, un flic par exemple. Il y avait des voitures qui passaient sous le métro aérien en faisant hurler leurs pneus. Il y avait un air de salsa qui descendait la rue dans un ghettoblaster sur des patins à roulettes. Et il y avait ce type qui vendait des mangues et des papayes...
- S'ils perdent... mais ils ne perdront pas, ils n'ont pas le droit.
- Où pourrais-je aller voir le match ?
- N'importe où. Là chez Victor...
J'ai pris le spécial chez Victor. Poulet, riz et beans noires. C'était une petite télé sur une table. Le marchand de mangues et papayes est arrivé. Le match a commencé.
Ils ont chanté et déconné jusqu'au premier but. Il y avait un type avec une perruque jaune bouclée qui caricaturait Valderrama et qui disait que ça allait finir 6-0. J'en étais moins sûr. À l'écran les Colombiens dominaient sans conclure, cafouillaient, le vrai Valderrama, aussi, avait l'air de sa caricature. En contre, les Américains se montraient dangereux.
Et l'impossible se produisit.
Une pure horreur. Un ballon dévié dans son propre but par un défenseur Colombien. Le gardien pris à contre pied, les deux Colombiens sur le cul, le ridicule ajouté à la honte.
Chez Victor, ça hurlait, ça se cognait le front sur le comptoir. Le gars à la perruque l'a jetée par terre.
- C'est va être terrible en Colombie, a dit le marchand de mangues et de papayes. Il a des millions de gens là-bas pour qui gagner ce match-là, c'était plus important que manger. Tout ce qu'ils ont, c'est ça, le football. Leurs seules victoires dans la vie. Tu sais comment ils se sentent les gens en Colombie, maintenant ? Comme des rats morts dans un égout.
Quand je suis arrivé à mon hôtel, le match finissait. 2-1 pour les Américains. Finalement on va peut-être avoir une Coupe du monde aux États-Unis. Je veux dire, on va peut-être avoir un show. Tant mieux ou tant pis, je pense à tous ces rats morts en Colombie...
En Amérique du Nord où le sport est business avant tout, on réalise mal combien cette coupe du monde de soccer est « politique ».
Le parti de Silvio Berlusconi le nouveau premier ministre italien s'appelle « Forza Italia », mais Forza Italia c'est aussi, depuis toujours, le cri de ralliement des millions de fous de soccer italiens. Ça prenait du culot. Ça prenait un démago génial pour envoyer les Italiens aux urnes comme à un match de soccer...
Mardi, la déconfiture totale des Grecs devant l'Argentine, a comblé d'aise le gouvernement de gauche d'Andreas Papandréou... Il faut savoir que l'instructeur de l'équipe grecque, Panagoulias, membre très visible du parti de droite NDP, s'est beaucoup servi de la tribune de la Coupe du monde pour dire au monde entier, justement, quel gouvernement de cul sévissait en ce moment en Grèce, et quel grand entraîneur il était, lui, Panagoulias. Là-dessus il se fait planter 4-0. Imaginez si Papandreou rigole. Comment on dit youppi en grec ?
La Roumanie post Ceausescu est un pays économiquement mort qui a eu du mal a trouver des sous pour envoyer son équipe aux États... C'est par décret que le gouvernement Camerounais a imposé l'ancêtre légendaire Roger Milla à l'instructeur Henri Michel qui n'en voulait pas... L'instructeur des Norvégiens, Egil Roger Olsen se plaît à rappeler son passé de militant marxiste-léniniste pour expliquer son peu de goût pour les grandes stars...
Le président la fédération de soccer d'Arabie Saoudite est le fils du roi, le prince Bin Bin quelque chose. L'équipe nationale est son jouet. Et celui d'Allah bien sûr. Mais ne sommes-nous pas tous le jouet d'Allah ?
En Amérique du nord ou le sport est buiness avant tout, cette Coupe du monde de soccer va peut-être finir par accoucher d'un show.
Big business as usual.