Le samedi 13 décembre 1997
Le voyage vers Bagdad la triste
Pierre Foglia, La Presse, Irak
BAGDAD
C'était au début de la crise, quand on croyait qu'il y aurait une seconde guerre du Golf, mon boss me lance comme ça : " L'Irak, qu'est ce que t'en dis ? "
Je n'en disais rien. Et j'en savais moins encore. Je ne savais même pas qu'il n'y avait pas de vol vers Bagdad. Depuis la fin de la guerre du Golfe, les seuls avions autorisés à voler au-dessus de l'Irak sont les U2 de reconnaissance américains. On va à Bagdad en autobus, d'Amman, la capitale de la Jordanie.
Le visa a pris plus de deux semaines. Saddam avait eu le temps de se calmer le pompon, les Américains aussi, il ne se passait plus grand-chose en Irak... Cela faisait bien mon affaire. J'aime pas trop quand il se passe des trucs qu'il faut raconter tout de suite. Quand il se passe rien, on a le temps de parler de tout. Bref, je suis parti le jour de mon anniversaire, Bagdad et ses Mille et Une Nuits comme cadeau d'anniversaire, pas mal.
Je suis arrivé à Amman vers 2h du matin. Je connais la capitale de la Jordanie pour y avoir séjourné pendant la guerre du Golfe, je sais que c'est une grande ville moderne, et je ne m'attendais certainement pas à débarquer dans un souk, mais je ne m'attendais certainement pas, non plus, à trouver juste en face de mon modeste hôtel un immense marché Safeway ouvert 24 heures. Je vous l'annonce en primeur, le Moyen-0rient n'existe plus. Le Moyen-Orient est ouvert 24. Heures. N'importe qui peut y entrer en pleine nuit, acheter un yogourt, une eau minérale, regagner sa chambre, allumer la télé, et tomber sur qui à TV5 ? Sur Denise Bombardier. Je vous le jure.
C'est le genre de choc culturel qui nous attend de plus en plus. L'aventure est de moins en moins au bout du monde. Je suis allé prendre une marche dans Amman absolument déserte. Il faisait doux comme à la fin du mois de mai chez nous, quand les lilas sont en fleurs.
************************
Notre autobus, très confortable, a quitté Amman pour Bagdad à 19 h. On arriverait le lendemain midi. Je ne comprenais pas pourquoi 17 heures de route pour un peu moins de mille kilomètres. Je sais maintenant.
Seul Occidental, J'avais pour compagnons de voyage des étudiants jordaniens ( les études sont moins chères en Irak ), des Palestiniens sur le party, et beaucoup d'Irakiens émigrés, de retour pour une saucette au pays natal, comme ce chauffeur de taxi de Vienne, sa première visite après 27 ans d'exil. Une femme qui était allée voir son fils à Memphis. Et ma voisine, une Irakienne mariée à un Français qui venait de mourir. Elle allait régler des histoires de famille. Elle emportait une mallette pleine de médicaments pour l'hôpital d'enfants où son mari avait exercé. Elle parlait français, pour une Arabe, avec un amusant accent de Toulouse...
- Vous avez une seringue ? me demanda-t-elle.
Curieuse question dans un autobus, la nuit, dans le désert. " Prenez, c'est plus prudent que leurs trucs à eux ", me dit-elle en me tendant une seringue dans un sachet scellé. C'est comme ça que j'ai su que j'aurais à passer un test de dépistage du sida à la frontière. Et qu'il m'en coûterait 50 $.
Nous sommes restés bloqués cinq heures à la frontière. Et c'est toujours le temps que ça prend, semble-t-il. Cinq heures de formalités, de paperasse en quadruple exemplaires, de fouilles, dans un univers concentrationnaire de barbelés et de miradors. Cinq heures à passer d'un baraquement à un autre, d'un guichet à un autre, à se faire bourrasser par des flics plus sinistres les uns que les autres, qui n'ont qu'une idée en tête : rançonner le voyageur en l'amenant au bord de la panique.
J'étais bien sûr, la victime idéale. Il manquait je ne sais quoi à mon visa : 40$. Mon ordinateur ? Interdit ( ils me l'ont pris ). Et ça c'est quoi ? Le type venait de sortir de mon classeur un papier du Time, le titre : " Should he just be killed ? ", avec la photo de Saddam prise à travers la mire du fusil d'un sniper. Je me suis vu plutôt mal parti.
J'ai pas attendu qu'il m'emmerde, j'ai glissé un vingt dans sa main. Même à l'infirmerie. En me faisant le garrot au-dessus du coude, le jeune médecin m'a dit : " Donne-moi quelque chose ". J'ai sorti un autre vingt. " C'est pas assez ", m'a-t-il lancé avec impatience.
Cinq heures à se faire détrousser par des bandits de grand chemin. Quand tout a été fini, ma voisine pleurait. Elle a ouvert sa mallette : vide. Ils avaient volé tous ses médicaments.
Le jour se levait quand on est enfin reparti. Je me suis mis à genoux sur mon siège et ils sont partis à rire. L'histoire a fait le tour de l'autobus. Même le chauffeur a voulu l'entendre. Quelqu'un m'a apporté un verre de thé en me montrant comment le boire en renversant le trop-plein dans la soucoupe et en lapant la soucoupe.
De la frontière irakienne, c'est une étonnante autoroute à six voies, bien entretenue, qui mène jusqu'à Bagdad à travers un désert plat, rouge et monotone. La route du pétrole, 75 000 barils par jour, des centaines de camions-citernes.
Passé l'Euphrate, Bagdad n'était plus qu'à 40 minutes, sur un autre fleuve mythique, le Tigre. Avant de s'appeler l'Irak, ce pays s'appelait la Mésopotamie : " Entre les fleuves ". Le berceau du monde, dit-on. C'est ici aussi qu'on situe le lieu du paradis terrestre. Pour ce que j'en ai vu, il en reste peu de chose.
Quelques palmeraies effilochées, quelques moutons, quelques chèvres, des enfants qui jouent au ballon, et sur un buton, une batterie de canons pointés vers le ciel.
Bagdad, terminus. Je salue mes compagnons de voyage, récupère mon léger bagage et remonte à pied un large boulevard.
Tout de suite je l'ai sentie. Tout de suite je l'ai vue, je pouvais presque la toucher : une infinie tristesse. Comme une camisole qui enserrait les gens. Un épuisement sur les visages. Et ces regards qui vous évitent. Tout cela rendu encore plus triste par un soleil indécemment radieux.
Bagdad la triste. Les Mille et Une Nuits fondues en une seule. Glauque