Le jeudi 18 décembre 1997
BAGDAD
Avant d'aller en Irak, j'imaginais les inspecteurs de l'Unscom - la commission spéciale de l'ONU chargée de désarmer I'Irak - comme des Petit Poucet dans la maison de l'ogre. Je les voyais cognant à la porte de Saddam : " Excusez-nous, on vient voir s'il n'y aurait pas des toxines, botuliniques et des gaz moutarde dans vos placards. " Je les imaginais avec des lunettes. Je les imaginais timidement héroïques.
J'avais, tout faux.
" Une assemblée d'experts militaires arrogants, sous influence ( américaine ), le doigt en permanence sur le bouton rouge qui déclenchera une seconde guerre du Golfe. " J'étais dans le bureau d'un employé du World Food Program à l'hôtel Canal qui n'est pas un hôtel, mais le siège de l'ONU dans la banlieue nord de Bagdad. De son bureau, on apercevait les fenêtres à barreaux du bunker de l'Unscom : " Ils font bande à part, murés dans leur sainte croisade, même à la cafétéria ils nous ignorent. Essayez d'approcher d'eux juste pour voir... "
Avant d'aller en Irak, j'imaginais les Irakiens férocement anti-américains. Ils le sont modérément, pour cause d'embargo. Rien de haineux. Les incidents que l'on voit à là télé, c'est du show. Des acteurs. Des flics de Saddam.
L'anti-américanisme à Bagdad en ce moment n'est pas le fait des Irakiens, mais bien celui des Occidentaux. Je n'ai pas rencontré un seul Occidental à Bagdad qui n'en ait pas ras le bol de la paranoïa américaine... " Quand je parle de l'Irak à ma famille, ils pensent que je suis devenu fou ! " Rencontré dans une galerie d'art du centre de Bagdad, cet agent consulaire d'un pays francophone, en poste à Bagdad depuis 11 mois, se défend d'être devenu pro-Saddam - un total psychopathe - mais il admet être devenu anti-américain : " Hargneux comme au pire temps de la guerre froide, d'une extraordinaire mauvaise foi, leur propagande puise dans un délire paranoïaque qui n'a rien à envier à celui de Saddam Hussein. "
Quand, à l'origine de la dernière crise Irakienne, Saddam a expulsé trois inspecteurs américains,, le monde entier a freaké : " Ah non, pas encore Saddam ! " À Bagdad, tant dans les milieux diplomatiques qu'onusiens, c'est la démesure de la réplique américaine qui a frappé les esprits : " Trente mille soldats américains et deux porte-avions pour cela ? Ils étaient moins pressés en Bosnie ! "
- La menace des armes bactériologiques ne justifiait-elle pas cette réaction musclée ?
J'ai posé la question dix fois, à des Français, des Russes très nombreux ici, à un Anglais et à des Suédois, à des représentants de la FAO, de l'Unicef, de l'Unesco. Je vous synthétise les réponses.
Un : le plus grand producteur d'armes chimiques et bactériologiques au monde en ce moment n'est pas l'Irak, mais l'Iran des ayatollahs, bien plus près d'une guerre sainte contre l'occident que l'Irak de Saddam.
Deux : on peut détruire les moyens de dispersion des agents toxiques, les obus, les missiles, les roquettes etc., mais pas les germes eux-mêmes. N'importe quelle organisation terroriste - qu'on se rappelle l'attentat au gaz sarin, dans le métro de Tokyo en 1995 - peut cultiver les germes d'à peu près n'importe quelle peste et faire des millions de victimes avec un simple aérosol. Bref, il va falloir trouver d'autres moyens de contrôler les armes bactériologiques et chimiques qu'en jouant à picabou dans les garde-robes de Saddam.
Les plus agacés par la propagande américaine à Bagdad sont probablement les observateurs onusiens chargés de l'application, à la grandeur de l'Irak, de la formule " pétrole contre nourriture ". Eric Falt, leur porte-parole : " Quand la bouffe, les médicaments et autres produits autorisés arrivent en Irak, cela prend sept jours avant qu'ils se rendent au consommateur. Mais cela a pris quatre mois avant qu'ils arrivent en Irak ! Il faudrait arrêter de dire des sottises, arrêter d'accuser les Irakiens de tous les maux. C'est à New-York que ça retarde, du côté du comité des sanctions. "
Selon l'entente finalisée en décembre 1996, l'Irak est autorisé à vendre 2 milliards de pétrole tous les six mois pour acheter du blé, du riz, du sucre, de l'huile, et des produits de première nécessité, médicaments, équipements sanitaires, etc. Chaque commande des Irakiens est scrutée par le comité des sanctions, lui aussi contrôlé par des Américains extrêmement tatillons et procéduriers.
Rencontré au resto de l'hôtel Al Rasheed, le représentant d'un laboratoire allemand ( venu participer à une exposition de produits pharmaceutiques ) m'a raconté que, les Irakiens ayant commandé une grande quantité d'antibiotiques à son laboratoire, ont eu droit, comme n'importe quel autre client, à une ristourne, disons 2 000 échantillons gratuits. Surplus qui a été refusé à l'inspection du comité des sanctions sous prétexte que les quantités n'étaient plus respectées. " Peut-être assainirait-on le climat en respectant un peu moins les normes et un peu plus les gens ", suggérait le pharmacien allemand.
On cite le cas d'ambulances refusées parce que " trop grandes " et pouvant servir au transport des troupes. On déplore le renvoi de commandes de chlore indispensable à l'assainissement de l'eau, sous prétexte que le chlore peut être utilisé à des fins militaires. On questionne la décision de consacrer près du tiers de ces deux milliards, ( 600 millions ) à l'indemnisation des victimes de la guerre : n'est-il pas plus urgent d'augmenter la ration alimentaire très insuffisante des Irakiens ( 2 000 calories par jour ), que de rembourser des Koweïtiens qui ne manquent de rien, merci ?
On racontait ce soir-là, au Al Rasheed, une histoire qui a déclenché un éclat de rire général. On venait d'assister au tirage de la Coupe du monde de soccer, et l'Iran jouerait donc contre les États-Unis au premier tour... " Ce n'est pas une bonne nouvelle, a lancé un Anglais, si l'Iran gagne, ils vont envoyer leurs porte-avions dans le Golfe Persique. " Juste une blague, mais racontée par des hommes d'affaires occidentaux représentant des multinationales qu'on peu difficilement soupçonner d'être pro-Saddam. C'est dire le ras-le-bol...
L'agent consulaire rencontré dans une galerie d'art se souvient de son arrivée à Bagdad : " On se dit que ça va être l'enfer et on découvre une population pas belliqueuse du tout avec laquelle on établit des rapports humains d'une rare qualité. On découvre même, ce qu'on ne pouvait certainement pas soupçonner de l'extérieur, une administration publique raisonnable ( hors de la zone d'influence directe de Saddam Hussein bien entendu ). Une anecdote - un jeune compatriote d'une ONG qui travaillait à réparer le toit d'une école dans Saddam City a eu la surprise de voir arriver sur son toit le ministre Irakien des Affaires sociales. Sans les caméras de CNN, je le souligne. Il passait. On lui a parlé de ce garçon, il est allé se rendre compte par lui-même...
" Bref, reprend l'agent consulaire, on découvre l'énormité de l'intox américaine, intox dont les Américains sont d'ailleurs les premières victimes puisqu'ils sont intimement persuadés du pouvoir maléfique de l'Irak "...
Je n'ai pas rencontré un seul Occidental à Bagdad qui ne fût persuadé, que sans les Américains il n'y aurait plus d'embargo, plus de problème Irakien, et probablement, plus de Saddam depuis longtemps, tout le monde s'accordant pour dire que l'embargo consolide son régime, en le rendant maître de l'approvisionnement.
Je n'ai pas rencontré non plus un seul diplomate un seul " politique " pour nier que Saddam Hussein est pour les Américains l'Ennemi parfait, l'Ennemi idéal.
Depuis la fin de la guerre froide, les Américains manquent terriblement d'un ennemi. Cet ennemi si indispensable pour incarner le Mal. Saddam remplit à merveille toutes les conditions. Il est laid. Cruellement con. Il fait peur. Et surtout, surtout : on peut lui casser la gueule n'importe quand.