Le vendredi 19 décembre 1997
Ce soir, on sort
Pierre Foglia, La Presse, Irak
BAGDAD
Ce soir, mon guide-interprète-flic m'invite au restaurant. " Mais c'est toi qui paies ", a-t-il précisé aussitôt
Je ne vous ai pas encore présenté Salman. Voici sa carte de visite : Salman Nasser Dawood, " translator, ministry of Culture and Information ". Je ne vois pas très bien translator en quoi, il parle deux mots d'anglais et vingt d'espagnol. Finalement, on s'est compris en italien. Par contre, je suis sûr que c'est un excellent flic. Énorme. Une tête à faire peur. Et toujours à se gratter les couilles. Ils me l'ont donné, je crois, parce que je n'arrêtais pas de dire que je n'avais pas d'argent. Comme disent les Arabes, " You get what you pay for. "
- T'as une auto ? furent ces premiers mots.
- Tu me prends pour CNN ? fut ma réponse. On a pris la sienne. On ne s'est pas reparlé de la matinée.
Mais finalement, j'ai éclaté de rire et je me suis mis à aimer sa tête de vache. Je m'y connais un peu en têtes de vache. Je me suis dit que j'aurais pu tomber sur un mielleux, Un " public relations " qui m'aurait raconté tout un paquet de conneries... J'ai surpris Salman en train de lancer un look à une fille, j'ai dit : " Hon, hon ! " Il a tout avoué : il vivait pour le cul. Et la bouffe.
Le Al Gota n'est ni le plus chic ni le plus cher restaurant de Bagdad. Les restos de poissons le long du Tigre sont plus courus par la nomenklatura irakienne. Le Al Gota c'est l'Express, tiens. Une clientèle d'habitués, des garçons comiques, pain cuit à l'indienne sur la pierre chaude, j'y ai bouffé le meilleur kebab de ma vie.
Et Salman, à sa manière bourrue, m'a donné un show.
- Tu connais des gens ici ?
Il n'a pas répondu tout de suite. Puis il s'est mis à réciter, table par table. Ça ressemblait au générique d'un film. " Là, ce sont des commerçants yéménites. Là, les quatre femmes ensemble, des épouses de hauts fonctionnaires. Le type à la table tout seul, un Libanais, il habite à l'hôtel Al Mansour, deuxième étage, tu veux vérifier ? Les deux tables de militaires avec des étoiles sur les épaulettes, des généraux qui viennent ici plutôt le midi, ils ont dû avoir une réunion, quelque chose...
- Les boss du pays ?
- Non, le boss du pays, c'est le type qui vient d'entrer. Pas encore, mais bientôt. Après l'embargo. T'as pas vu, il a laissé sa Mercedes au milieu de la rue comme si ça le dérangeait pas qu'on la lui vole parce qu'il en a déjà deux autres. Commerce. Immobilier. Transport. Import avec la Jordanie. Tout. Ce sera lui le boss, bientôt. Je suis pas sûr que ça me fasse plaisir. "
L'addition, pour les deux, montait à six dollars et demi. Pour les Irakiens de la rue, c'est comme si c'était un million.
Le plus gros billet Irakien est celui de 250 dinars, 15 cents environ. Ça prend des liasses énormes pour acheter le moindre truc. Au moins ça d'amusant en Irak, t'achètes deux rouleaux de papier cul, t'as l'air du tôton de l'annonce qui achète la compagnie.
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Ce soir, Je vais à la messe avec M. Faycal El-Khouri, un homme d'affaires de Laval. Je venais d'arriver au Al Rasheed, M. Khouri me dit au téléphone : " À Laval, je vous lis les jours M. Foglia ", c'était dans les premières heures, quand la parano vous angoisse, que vous soupçonnez des micros partout. Je l'avoue ce : " je vous lis tous les jours " m'a fait un velours, j'espère " qu'ils " ont entendu me disais-je et savent maintenant que je suis vraiment journaliste, pas un espion.
M. Khouri, qui a ses entrées dans certains ministères irakiens, espère un gros contrat. Des ambulances qui seraient fabriquées à Québec par la compagnie Demers. M. Khouri est une exception. Les hommes d'affaires canadiens sont notablement absents de la scène irakienne. Des deux milliards d'épicerie que leur autorise l'entente " pétrole contre nourriture ", les Irakiens n ont dépensé que 3 millions chez nous, (pour 300 millions en Australie par exemple qui a raflé le gros contrat de blé ). " Plus délicat, ajoute M. Khouri, l'absence des Canadiens des missions humanitaires en Irak m'a été soulignée à plusieurs reprises par les autorités irakiennes. On n'est vraiment pas futés. Il va y avoir ici un " après-embargo " très juteux, rappelez-vous que l'Irak est un pays riche. "
Or donc, ce soir-là, M. Khouri passait dans le hall.
- Où allez-vous d'un si bon pas ?
- À la messe, venez-vous ?
J'y allah. S'cusez.
Nous n'allions pas à la mosquée, mais bien dans une église catholique. Dans l'Irak musulmane (mais officiellement laïque ) un million de chrétiens arabes pratiquent leur religion à peu près sans ennui. Tarek Aziz, de son vrai nom Michel Youhanna, le puissant ministre des Affaires étrangères, l'habile réparateur des pots cassés par Saddam, est lui-même catholique, et peut-être même un peu jésuite.
Or donc, ce soir-là, un dimanche, je suis allé à la messe à Bagdad. L'église Saint-Raphaël était bondée d'un petit peuple endimanché vibrant d'une ferveur ancienne, une église comme dans mon enfance, les vieilles en fichu devant, les jeunes filles au fond rosissant sous les regards que leur coulent garçons. Des tout jeunes enfants s'échappent dans les allées rattrapés in extremis par des mamans faussement fâchées. Des catholiques de rite chaldéen me dit-on, mais je n'ai vu aucune différence, sauf que Jésus devient " Al Messir " en arabe, j'aime mieux Al Messir, je trouve que cela fait moins lanterne que " le messie ".
Les choeurs étaient magnifiques, l'alléluia m'a même tiré une larme, mais c'était moins une larme de dévotion que de soulagement après cette musique arabe qui me fait grincer des dents depuis une semaine.
Je suis sorti avant la fin, abandonnant M. Khouri qui voulait parler au curé, un Libanais comme lui. J'ai marché longtemps, traversant tout le quartier de Watiq Square, sorte de vieux Rosemont, aux maisons proprettes et bourgeoises. Seule une odeur d'égout me rappelait où j'étais.
Je pensais aux gens qui me demanderaient en rentrant : " Et puis c'est comment Bagdad ? " Je m'entendais leur répondre : " C'est un peu comme le vieux Rosemont "
Il s'est mis à pleuvoir une petite pluie tiède.
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Ce soir, je suis invité dans une famille Irakienne. Le chauffeur de taxi m'a lancé un regard surpris quand je lui ai montré l'adresse rédigée en arabe : " C'est loin ! " Nous roulons en silence. Une autoroute, puis la banlieue. Des pavillons au fond des jardins, des palmiers dattiers vertigineux, des mandariniers couverts de fruits, des bananiers nains. Et des roses.
Bagdad la riche. Une sonnette comme chez nous. Un grand vieillard dans une tunique blanche vient m'ouvrir. Il est pied nus, d'une de ses mains pend négligemment ce chapelet que les arabes égrènent à longueur de jour. Le dallage du salon est recouvert d'un somptueux tapis. Au mur, dans un cadre, un passage du Coran. Des poufs et presque rien d'autre. On devine ici une volonté, peut-être même une volupté du renoncement.
Nous réglons nos affaires - une lettre et un colis qu'on me demande de faire parvenir à des parents à Halifax - puis l'épouse et la fille apparaissent à pas menus, apportant des rouleaux, des crêpes et des petites pizzas garnies de hachis d'agneau à la menthe.
Plus tard viendront les yaourts liquides, les fruits du jardin et le thé. Le fils n'arrête pas de me questionner sur les ordinateurs. Le vieillard se tait en égrenant son chapelet. Les femmes sont pelotonnées dans un coin.
Monsieur Assan, ai-je dit en saluant le vieillard avant de partir, je ne vois aucun portrait de Saddam Hussein dans cette maison...
- N'y voyez, je vous prie, qu'un simple oubli, me répondit-il.