Le samedi 20 décembre 1997


Et pourtant, ils vivent...
Pierre Foglia, La Presse, Irak

BAGDAD

" Que pensez-vous de Saddam Hussein ? " Les Irakiens, les " officiels ", ceux plus près du pouvoir - les autres ont peur - posent toujours les mêmes questions aux étrangers et la première de toutes : " Que pensez-vous de Saddam Hussein ? " Peut-être, probablement même, qu'il ne me serait rien arrivé si j'avais répondu le fond de ma pensée, mais pour être tout à fait certain, de passer Noël en famille, à Saint-Armand, où je viens d'ailleurs d'arriver, je ne répondais jamais que c'était un joyeux enculé. J'éludais. J'attendais les autres questions.

- Trouvez-vous intolérable qu'on affame tout un peuple pour punir son leader ?

Je répondais oui sans hésitation. Je le pense.

- Trouvez-vous les Américains d'une intransigeance criminelle ?

Je répondais encore oui. Je le pense aussi.

- Vous êtes journaliste, l'avez-vous écrit ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que je n'ai pas de machine pour l'écrire. Vous avez saisi ma machine.

Ils ne s'attendaient pas à celle là. " Elle n'est pas perdue votre machine, vous la récupérerez en repassant la frontière. " Ils m'en voulaient de ma pirouette. J'y voyais, quant à moi, une illustration de la double absurdité qui frappe l'Irak : tandis que les Américains s'acharnent à couler le bateau, Saddam Hussein fait des trous gros comme ça dans les embarcations de sauvetage pour être bien sûr que personne n'en réchappera.

C'est ainsi que 20 millions de pauvres gens sont doublement pris en otage, d'un côté par les Américains qui leur coupent les vivres, de l'autre par Saddam Hussein et son appareil de répression qui leur coupe les couilles.

Allez donc vivre après cela.

Et pourtant, ils vivent. Je les ai vus.

" Qu'êtes-vous allé faire au juste en Irak ? " m'a demandé un douanier à Dorval. Rien que cela : voir vivre les gens. Et marcher dans les rues. C'est fou tout ce que l'on apprend à marcher dans les rues, que l'on n'apprend pas à lire les analyses les mieux documentées. C'est fou comme une heure au marché du livre, tous les vendredis du côté du pont Shuhada - une rue entière de livres, pêle-mêle dans des caisses, ou seulement deux ou trois revues posées à même le sol, ou empilés sur des tables de fortune. C'est fou comme une heure à flâner là m'en a plus appris sur l'Irak que sept ans de " news CNN ".

C'est fou comme un simple petit geste nous dit parfois le contraire des experts. Prenez, par exemple, " la-haine-aveugle-des-masses-arabes-pour-l'Occident-haine-encore-renforcée-par-l'échec-du-processus-de-paix-en-Israël "... Un soir, dans Al Saadoun, la grande rue commerciale de Bagdad, la nuit tombante venait d'allumer les vitrines - le fait que c'était le début de la pénombre n'est pas insignifiant - un soir donc, je marchais derrière quelques adolescents et l'un d'eux a viré sa casquette à l'envers pour la porter, comme il se doit, quand on a 15 ans, la palette en arrière. Rien que cela. Mais c'est assez pour que je vous dise : haine de l'occident, mon cul ! Regardez bien rapper ces enfants-là, le lendemain que Saddam sera tombé...

Un jour, je suis allé faire un tour à un " show de pharmaciens ", sur les lieux de la Foire internationale, rue Al Mansour. Il y avait là, sous l'égide du ministère de la Santé, les grandes multinationales pharmaceutiques, surtout des Allemands et des Anglais, quelques Français et Italiens et... Johnson and Johnson, la multinationale américaine.

- Tiens, les Irakiens achètent des trucs américains ?

- Pas directement. On transite par une filiale belge ou du Qatar...

- Les Irakiens le savent ?

- Forcément

Anti-américanisme, hein ?

Dans un centre commercial pas très loin du ministère de l'Information, je suis entré dans une agence immobilière. Eh oui, on vend et on achète des maisons en ce moment à Bagdad. On vend surtout...

- Mais si personne n'achète ?

- Moi j'achète. Parfois...

- Vous ? Vous venez de me dire que vous êtes le directeur de cette agence...

- So ? J'achète. Un jour je revendrai...

Le catch est dans " un jour ". L'Irak se prépare souterrainement à " ce jour " où il n'y aura plus d'embargo, plus d'Américains, et, Allah soit béni, plus de Saddam. Ce jour où l'or noir recommencera à couler vers KhawrAbh-Allah, le grand port pétrolier du Golfe, terminus du pipe-line irakien.

Mais en attendant que le pétrole recommence à couler, les automobilistes irakiens, plus humiliés qu'impatients, font la queue aux stations-service. On me l'a répété cent fois : " N'est-ce pas une grande pitié, monsieur ? On nous rationne NOTRE essence ! " Petit détail, mais comble du non-sens dans ce pays assis sur une des plus formidables réserves de pétrole du globe, pour économiser le carburant, dans le quartier pauvre de Saddam City, par exemple, on le distribue dans des barils, chargés sur des charrettes, tirées par un cheval ! C'est à peu près aussi loufoque que si les bâtiments d'entretien du barrage de la Baie-James étaient éclairés au gaz.

En attendant ce fameux jour où l'étau se desserrera, l'Irak continue d'être le lieu d'une énorme méprise politique, géographique, historique. Scolarisé, doté d'infrastructures qui en faisaient un pays presque moderne, officiellement laïc, du point de vue occidental, l'Irak était ( avec le Liban de jadis ) le pays du Moyen-Orient qui avait le moins la phobie d'un Occident pollueur de l'âme musulmane. Or voilà que c'est en Irak que l'Occident et l'Islam s'affrontent aujourd'hui, plutôt qu'en Iran, ou en Afghanistan, au Bangladesh, au Pakistan. Du milliard de musulmans sur la planète, ceux d'Irak sont parmi les moins intégristes. Que s'est-il passé pour qu'on en arrive là ?

Il est passé un dictateur. De plus en plus fou, d'ailleurs. Saddam, le laïc, le presque marxiste, le tortionnaire de tant de musulmans ( chiites surtout ) ne vient-il pas de promettre de construire la plus grande mosquée au monde ?

Il est passé une guerre aux troubles intérêts... L'intransigeance américaine s'explique-t-elle par les avantages considérables que tirent les pétroliers du Texas de l'interdiction faite à l'Irak d'exporter son pétrole, ce qui a pour effet de maintenir très haut le coût du baril ?... C'est une évidence pour chacun ( Jean Daniel, dans un récent éditorial du Nouvel Observateur ).

Il est passé aussi beaucoup, beaucoup de bêtise humaine. Toujours inépuisable, toujours répressive, toujours avec sa cohorte de marchands et de bourreaux.

Allez donc vivre après cela.

Et pourtant, ils vivent. Je les ai vus. Je salue leur courage.