Le mardi 23 décembre 1997
Un problème de transmission - une dizaine de ligne perdues quelque part entre l'adresse électronique café-Net de Amman et de La Presse - a rendu incompréhensible un passage de ma toute première chronique, celle où je racontais l'hallucinant voyage en autobus de Amman à Bagdad. L'instant particulier, que j'évoquais dans ces lignes égarées, vaut que je les reprenne...
On venait d'en finir des formalités à la frontière irakienne. Cinq très longues heures de freak-out total. Flics pourris qui réclamaient des bakchichs pour nous rendre nos passeports. Prise de sang à trois heures du matin par un faux médecin barbu, moi qui tourne de l'oeil à la vue d'une seringue même quand l'infirmière est douce. Casemates lépreuses, barbelés, miradors, gueules sinistres derrière les guichets. Ouf, tout cela était enfin terminé. Le soulagement était palpable dans l'autobus enfin libre de filer vers Bagdad. Je me suis mis à genoux sur mon siège pour m'adresser à mes voisins les plus proches et... et c'est le bout qui manquait dans la chronique.
" Je vais vous raconter une histoire, ai-je annoncé à mes compagnons de voyage.
" Il va raconter une histoire ", a traduit, en arabe, ma voisine franco-irakienne.
" J'habite au Canada, ai-je commencé, à sept kilomètres de la frontière américaine. L'été je la traverse presque tous les jours en vélo. Ça se passe à peu près comme ceci, le douanier sort de son poste, c'est souvent le même, il me dit hello. Je lui réponds, hello.
Et voilà, c'est fini. Et mon histoire aussi. "
Je me suis tu. Il y a eu un petit flottement. Puis ils sont partis à rire. L'histoire a fait le tour de l'autobus qui retentissait de joyeux " hello hello ". Même le chauffeur : " hello, hello..."
Quelqu'un m'a apporté un verre de thé en me montrant comment le boire en renversant le trop plein dans la soucoupe en lapant la soucoupe.
Le jour se levait sur le désert rouge.
MÉTÉO -
Il y avait Amman sur ma route vers Bagdad. Amman la capitale de la Jordanie est une des villes les plus inintéressantes du monde. Elle est Bangkok par le bruit et le trafic, Calgary par le caractère qui lui fait défaut, l'ennui qui nous y engloutit, et la gastronomie. Mais Amman est aussi une ville extraordinairement hospitalière. Les Palestiniens qui la peuplent sont super gentils. Ils sont aussi passionnés de politique, mais cela aussi finit par tomber sur les nerfs. Imaginez que la Constitution serait notre unique sujet de conversation. Tu dis à un Palestinien " Fait beau aujourd'hui ! " il te répond : " Oui, mais il va pleuvoir demain et c'est la faute des crisses de Juifs. " Remarquez c'est bien possible, Mais c'est tannant.
SOUVENIR DE GUERRE -
Amman encore. Je suis repassé devant l'Hôtel intercontinental, quartier général de la presse durant la guerre du Golfe. Je revois nos masques à gaz sur la table de nuit. Nous commentions sans fin les Scuds, ces vieux bouts de tuyaux rouillés que Saddam envoyait sur Israël et qui n'ont jamais causé, Dieu merci, la moindre égratignure au moindre Juif. Nous étions excités comme si c'était le début de la troisième guerre mondiale. La planète entière capotait. Comme tout cela était ridicule.
JÉRUSALEM -
Sur le trajet du retour, il y avait aussi Jérusalem. Si je devais m'installer au Moyen-Orient ? Jérusalem assurément. Dans la ville moderne, pas si moderne que cela. J'habiterais le plus près possible du quartier kurde et du marché Yehuda. Jérusalem, la rugosité de ses gens. L'envers des mondanités, de nos tapes dans le dos, de nos " excusez-moi pardon ", de nos " comment allez-vous aujourd'hui ". Qu'est-ce ça peut te foutre ducon ?
Comme j'aimerais Jérusalem.
PATRIOTISME -
Quelqu'un me demandait : " Les murs de Bagdad sont-ils vraiment autant couverts que vous le dites, de portraits de Saddam Hussein ?
Plus encore. Les portraits ont traversé les murs pour devenir des icônes dans les salons, les bureaux. Il y a plus de portraits dé Saddam dans Bagdad que de portraits de la Vierge dans tout le Mexique. Mais il me vient une bien meilleure comparaison : il y a la même chiasse de portraits de Saddam en Irak que de drapeaux du Canada, au Canada. C'est vous dire l'incontinence.
Par contre, voyez , les Irakiens sont très raisonnables au chapitre des drapeaux. Ils ne pavoisent pas comme des cons, n'importe où, n'importe quand, n'importe comment.
CINÉMA -
Tu viens de passer une semaine en Irak où culmine la bêtise militaire des uns et des autres. Tu rentres chez toi et c'est quoi le film qu'ils jouent dans l'avion : Air Force One ! Le manichéisme ultra-brite de l'Amérique, l'héroïsme de Rambo-Clinton-Harrisson-Ford.
J'avais pour voisine une énorme madame qui dormait la bouche ouverte... " Is this lady travelling with you ? " m'a suavement demandé l'hôtesse qui se demandait si elle devait lui donner un plateau.
Et le poulet était froid.
Monseigneur Turcotte était aussi dans l'avion, avec son chapeau de poil qui le fait ressembler à un général rebelle moldave.
Je déteste les avions.
LE DESTIN -
À l'aller, sur le vol vers Amsterdam, Lara Fabian. Ça fait deux fois cette année que je voyage avec elle. Je suis peut-être prédestiné pour écrire sa biographies.
Tu me la laisses, George-Hébert ?
LA VIE -
Rencontré en partant, à Dorval, un jeune collaborateur de VéloMag ( Michel Nepveu ). Il s'en allait à Bologne, en Italie. Son premier voyage en Europe. Invité par Michelin, il s'en allait essayer des pneus de vélo. Imaginez. Pour premier voyage en Europe, trois jours à tester des pneus de vélo.
Nous n'avons parlé ni de l'Italie, ni de vélo. Nous avons parlé, avec passion, des poèmes de... Saint-Denys Garneau. Je vous jure...
Ces petites parenthèses loufoquement surréalistes sont ce que j'aime le plus des voyages. Et de la vie.
LE BONHEUR -
Le carrousel se met en branle, les premières valises déboulent. Pas la mienne. Et tourne et tourne le carrousel. Les voyageurs s'éloignent vers la sortie avec leurs bagages. À la fin nous ne restons plus qu'une dizaine de voyageurs. Angoisse. Soudain, ma valise. MA VALISE.
Ô, comme est émouvant le bonheur tout simple de l'Homme retrouvant sa valise qu'il croyait perdue.
Ô, comme est émouvant l'Homme devant la crèche, attendant un enfant comme il attendait sa valise devant le carrousel.
Je vous souhaite un Joyeux Noël.