Le dimanche 15 février 1998
BARRIE, Ontario
" Moi j'ai pleuré, je ne suis pas gêné de le dire... ". Ghislain Briand est entraîneur à l'école de patinage Mariposa où s'entraîne Elvis Stojko.
Ghislain Briand est l'adjoint de Doug Leigh qui a " fait " Elvis.
" Doug a appelé de Nagano, jeudi. Les nouvelles n'étaient pas bonnes. La blessure à l'aine contractée au championnat canadien faisait de plus en plus mal. Ajoutez à cela un début de grippe...
" Trois jours avant de partir de Barrie, Elvis ne sautait plus à cause de cette blessure. On s'est enfermé dans le bureau, Doug, Elvis et moi et on a convenu : pas un mot à la presse. Déjà que la pression médiatique serait forte, on n'allait pas lui donner matière à se déchaîner...
" Quand j'ai vu Elvis tomber sur un flip pendant la période de réchauffement, ce matin, j'ai commencé à freaker. Elvis ne tombe jamais sur un flip. Quand il n'a pas fait son " quad " au tout début du programme, je savais que c'était fini...
" J'ai pleuré. Cette médaille d'argent dont Elvis ne voulait pas, il l'a payée très cher. Les derniers jours, à l'entraînement, les triples axels, les triples boucles lui arrachaient des grimaces épouvantables...
" Je crains maintenant que ses championnats du monde aussi, dans un mois, soient compromis...
- Tu lui as parlé ?
- Non. Quand il est en voyage, on ne se parle pas. On se faxe. Des conneries. Pour enlever la pression. Imagine, on se faxe pour parier des tablettes de chocolat au beurre de peanut. Des Reese's. Trois pour un programme clean. Cinq pour un " quad " combiné à un triple. Ça peut aller jusqu'à une caisse pour un nouveau truc... J'haïs ça gagner, forcément. Surtout aujourd'hui. J'ai jamais autant voulu perdre.
Ghislain Briand est au Mariposa depuis quatre ans. Il se souvient parfaitement de la première fois qu'il a rencontré Elvis Stojko... " Je venais d'être engagé comme entraîneur, Elvis a tapé à la fenêtre du bureau vitré qui donne sur la patinoire, j'étais en train de ranger des papiers, il me dit : " Viendrais tu filmer mes sauts ? "
Je n'ai rien filmé du tout. Le temps que je mette mes patins, quand je suis arrivé sur la glace, c'était fin du monde. Elvis, dévasté comme le sont à l'occasion les grands champions quand ils sont en proie au doute, était full panique : " Je ne progresse plus, j'arrête "...
Il était déjà champion du monde à cette époque là. Pour moi, c'était le Bon Dieu. Et la première fois que je le rencontre, le Bon Dieu me dit : " Je ne veux plus, être le Bon Dieu " ! Quelle histoire.
Ghislain Briand est un des 32 entraîneurs du Mariposa, l'école de patinage la plus réputée du Canada. On est à Barrie, petite ville dortoir à 100 kilomètres au nord de Toronto, au bord du Lac Simcoe. Elvis habite chez ses parents à quarante minutes de là, à Richmond Hill, une confortable banlieue de Toronto...
- Il fait le trajet tous les jours dans sa Porsche 911 twin turbo, et mettons que ça ne lui prend pas quarante minutes !
- Vous êtes copains ?
- Si on peut dire. On ne mène pas la même vie. C'est une super-star. Je suis un petit entraîneur dans l'ombre. Mais des fois, il vient chez nous. Des fois je vais chez lui. On fait de la motoneige ensemble, c'est un fou de motoneige et de motomarine. On regarde des films d'action.
Ghislain Briand est devenu le coach des pirouettes de Elvis, et un peu son " pys ". Aucun rapport d'autorité. Deux petits rock'n'roll se parlent de la vie...
- Il te paie ?
- Comme mes autres élèves, 48 $ de l'heure plus la TPS. Je le facture aux deux semaines.
- Quel genre de gars est-ce ?
- La philosphie, la mentalité au Mariposa, je te la résume en un mot : travail. Doug Leigh est un malade de travail, il m'a engagé parce qu'il savait que j'étais comme lui. Elvis Stojko est le plus malade de nous tous, le seul patineur qui continue de s'entraîner quand on refait la glace. On s'est engueulé une fois après les championnats canadiens, alors qu'il était déjà blessé, dans une pratique, il s'est rendu à sept quadruples, j'ai dit : " Ça va faire Elvis, t'es fou ". Il m'a répondu : " Encore un, je veux voir si je peux encore quand je peux plus ". C'est surtout le genre qui n'avait rien, absolument rien, ni la taille, ni la tête, pour devenir champion du monde de patinage, mais qu'il l'a été trois fois et ce n'est pas fini.
- C'est vrai qu'il a planté Eric Lindros, dans une chicane de bar ?
- Ben non c'est pas vrai. C'est drôle parce que les gens nous demandent ça avec de l'espoir plein la voix. Ils aimeraient tellement ça que ce soit vrai... Ben non. Quand la rumeur est sortie, Elvis n'en revenait pas : " Sont malades ! Il est quatre fois gros comme moi ! J'aurais assez peur de me pogner avec ! "
- Tu me parlais de votre première rencontre, il voulait tout sacrer là, il filait tout croche, tu venais d'arriver au Mariposa, t'étais impressionné, que lui as-tu dit finalement ?
- Je lui ai parlé de patience et de persévérance. Le crois-tu ? Au Bon Dieu. Moi. J'ai dit ça... Quand j'étais ado à Ville St-Laurent, je patinais pas pire, champion du Québec, troisième au Canada, j'avais un prof d'éducation physique qui me faisait des programmes d'entraînement spéciaux et il m'avait mis ce commentaire sur mon bulletin : " La patience et la persévérance sont les vraies vertus des champions ". J'ai dû le répéter mille fois à Elvis. On dirait que ça l'apaise. Peut-être le connais-tu mon ancien prof d'éduc, c'est un coach d'athlétisme, de marathon, il fait aussi le programme d'entraînement pour Raymond Bourque qui était à la même école que moi, a peu près en même temps...
- C'est Ben Leduc ?
- Le monde est petit, non !
- Ou c'est peut-être parce qu'on ne va pas assez loin et qu'on tombe toujours sur les mêmes ! ( 1 )
Ghislain m'a fait visiter avec fierté, son lieu de travail, les patinoires et les installations du Mariposa au Allendale Recreation Center. " On a entraîné ici l'an dernier des patineurs de 13 pays différents. Brian Orser est passé ici avant Elvis. Quatre patineurs du Mariposa sont en ce moment à Nagano, Elvis et Jeff Langdon, l'autre Canadien, il y a aussi le champion de Finlande et l'Anglais Steven Cousins, cinquième de la finale qui s'est acheté une maison près de l'école... On a aussi Josée Chouinard, son mari Jean-Michel Bombardier et sa partenaire de couple, Mîchelle Menzies. Au moment des inscriptions, au mois de septembre, à sept heures du matin, la file des parents s'étire sur deux coins de rues...
Au Mariposa, Ghislain Briand conseille, supervise, entraîne 125 élèves par semaine. Le meilleur patineur du monde - "oui, oui, écris-le, LE MEILLEUR DU MONDE - est de ceux-là.
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( 1 ) C'est une joke Ben, vieux c...