Le samedi 14 septembre 2002
Je serais encore à New York si je n'avais pas eu la bonne idée de quitter l'hôtel très tôt pour l'aéroport. Bouchons monstres, avenue barrées, périmètre de sécurité, on détournait le trafic pour M. Bush qui s'en allait guerroyer aux Nations unies. Le chauffeur de taxi pestait. Puis il se mit à déblatérer, M. Bush ceci, M. Bush cela. Je lui ai demandé s'il était Français pour calomnier ainsi le président des États-Unis. Je suis né dans le Bronx, coupa-t-il. Et il était Blanc en plus. Vraiment aucune excuse.
À LaGuardia, la télé de la salle d'attente montrait M. Bush à la tribune des Nations unies. Il y avait là une quinzaine d'étudiants de l'Université de Burlington, cela avait l'air d'une équipe de quelque chose, peut-être de soccer, je ne leur ai pas demandé. Il y en avait un qui répétait les paroles de M. Bush en les déformant, prétexte pour les autres d'aboyer tour à tour: ta gueule!
J'étais en train de lire l'éditorial du New York Times, qui parlait de quoi, croyez-vous, en ce lendemain d'anniversaire du 11 septembre? De la dignité des célébrations? Pas du tout. Je vous le donne en mille: il parlait des libertés civiles menacées par les pouvoirs extraordinaires accordés aux forces policières depuis un an. Justice in the shadows. Justice dans l'ombre. Et dans la colonne voisine, cette lettre d'un lecteur signée S. Horowitz: Nous (Américains) sommes enfermés dans un cycle de violence, il est temps de comprendre que ce sont nos propres politiques qui fragilisent nos positions dans le monde.
Permettez. Cette idée que les Américains seraient responsables, par leur attitude hégémonique, de la haine qu'ils suscitent dans le monde est le moteur principal de l'antiaméricanisme primaire. Permettez encore, nous sommes ici dans le plus prestigieux journal américain. Voyez comme le ver est dans le fruit, comme l'antiaméricanisme, cette haine qui obscurcit le jugement de tant d'Européens (et de Québécois) - on ne parlera pas des musulmans élevés dans l'ignorance et le fanatisme - on voit, disais-je, comme l'Amérique a métabolisé cette haine en un cancer qui la ronge maintenant de l'intérieur.
J'espère seulement que Jean-François Revel ne lit pas le New York Times. J.-F. Revel? Un académicien français, pas loin de 80 ans comme tous les académiciens français, ex-socialiste, ex-proche collaborateur de Mitterand, devenu anticommuniste bien avant la chute du mur de Berlin, ce dont il ne finit plus de se vanter. Aujourd'hui pépé tient Fort-Alamo, assiégé, il voit des communistes partout, ils sont là, ils sont revenus les salauds, ils ne se disent plus communistes bien sûr, ils sont antimondialistes, et surtout antiaméricains. Dans La Grande Parade (chez Plon), Revel affirme (page 310), que l'antiaméricanisme débouche inévitablement sur une-version-post-marxiste-de-l'autarcie-économique-et-culturelle-voulue-par-Adolf-Hitler. Et c'était avant le 11 septembre. Imaginez ce qu'il a pu écrire après...
Revel, Bernard-Henry Lévy, Bruckner, Finkielkraut, Sorman, Louis Balthazar ici, tous ces intellectuels ont fait à peu près le même portrait de l'antiaméricanisme primaire - en est-il d'autre que primaire? - et tous ou presque disent que les antiaméricains - comme les antisémites - ont en commun de ne pas se reconnaître comme tels. Eh bien je vais vous dédire, moi si. Moi, je me reconnais comme tel. Si j'ai bien compris ce que vous racontez dans vos discours, je suis antiaméricain et probablement antisémite, puisque, comme le suggère Pascal Bruckner, l'antiaméricanisme tout comme l'antisémitisme relève de l'irrationnel... mêmes bouffées délirantes que l'on observe chez un malade mental.
Si c'est être malade mental que d'avoir envie de dire ferme ta gueule quand Bush parle à la télé, alors je suis gravement malade mental, comme ces étudiants de l'Université de Burlington avec lesquels j'ai voyagé.
Si c'est être antisémite de croire que les Américains sont haïs parce qu'ils sont puissants, comme le dit ce monsieur Horowitz - c'est juif Horowitz, non? - en page 26 du New York Times de jeudi dernier, alors je suis antisémite.
Vous me demandez si moi, ça me dérange qu'ils soient puissants? Oui ça me dérange. Ce qui me dérange c'est que cette superpuissance se propose comme un modèle universel au reste du monde. Modèle universel économique et culturel. Et voyez comme je suis de mauvaise foi, je ne veux même pas savoir si c'est un bon, un mauvais ou un pas pire modèle universel. En partant, le fait qu'il soit universel, me tue.
Quand, dans les jours qui ont suivi le 11 septembre, au plus noir du deuil, une voix, celle de M. Bush, s'est élevée au-dessus des ruines fumantes pour supplier les Américains: allez magasiner, s'il vous plaît... oui, je me suis senti intimement interpellé par ce modèle universel. Oui, je suis antiaméricain. Ça ne m'empêche pas d'aller pédaler au Vermont, d'aimer New York, Boston, Philadelphie, Chicago, le Mississippi (l'État), mes deux soeurs qui sont Américaines et Michael Jordan. Ça m'empêche seulement d'aller au Wal Mart.
Si, comme hier midi aux nouvelles, j'entends que les États-Unis vont probablement revenir sur leur promesse de ne plus fabriquer de mines antipersonnel à partir de 2006 parce que M. Bush désavoue les engagements de l'administration précédente, je cesse d'être un antiaméricain primaire pour devenir un antiaméricain très vulgaire.
Enfin, quand je lis les cinq conditions que M. Bush pose aux Irakiens, je me dis de quel droit? Les sanctions maintenues par les Américains ont été directement responsables pendant neuf ans de la mort de 4500 enfants irakiens... par mois. De quel droit un pays responsable de la mort de 4500 enfants par mois pendant neuf ans, peut-il poser des conditions du genre «cesser les persécutions contre les minorités et les groupes religieux»?
Que disent les intellectuels pro-américains quand on leur parle de ces 4500 enfants assassinés par mois? Ils disent que ce n'est pas vrai. Et quand on leur oppose que ce sont des statistiques de l'Unicef, une entité de l'ONU? Ils répètent que ce n'est pas vrai. Des fois, en plus d'être antiaméricain, antisémite, fasciste et stalinien, des fois je suis aussi anti-intellectuel. Bref, je suis vraiment un sale con.