Le lundi 15 décembre 2003


La moitié de la job
Pierre Foglia, La Presse

Le téléphone sonnait comme un malade en ce dimanche matin. Même si je n'ai pas d'afficheur, j'étais certain que c'était le bureau. Il y a un je-ne-sais-quoi de frénétique dans la sonnerie quand c'est un boss qui essaie de me joindre.

Ne réponds surtout pas, ai-je intimé à ma fiancée.
C'est peut-être ma mère …

C'est pas ta mère, c'est le bureau. Il a du arriver quelque chose de grave dans le monde, et tu sais comment ils sont, quand la situation mondiale devient le moindrement complexe, ils ont toujours le même réflexe : appelons Foglia, il va tout bien nous expliquer. Allume donc la télé, je suis sûr qu'il est arrivé de quoi …

Ils ont pogné Saddam ! m'a-t-elle criée du salon.
Et voilà ! J'étais sûr que c'était quelque chose du genre. Ferme la télé. Tire les rideaux. Éteins les lumières et vient te recoucher.

Le téléphone s'est tu. Puis il a resonné. Et resonné. Et resonné. Mais ma fiancée était au bord de la crise de nerfs : je t'en supplie, réponds… J'ai vivement saisi le récepteur et j'ai hurlé dedans : Noooonnn, il n'en est pas question ! A l'autre bout du fil, Diane, la téléphoniste de La Presse est partie à rire.

Je ne veux pas leur parler, Diane. Dis-leur que tu n'as pas réussi à me joindre.
OK. Mais ils vont finir par te trouver.
Ils ne me retrouveront jamais. Adieu, Diane.

Je me suis habillé, j'ai mis un peu de linge de rechange dans un sac, mon couteau suisse, une lampe de poche et quelques provisions. Où vas-tu ? s'est inquiétée ma fiancée. Un doigt sur les lèvres, je lui ai fait signe de se taire. Je suis sorti par le soupirail de la cave, j'ai rampé jusqu'à la cabane à outils, où j'ai ramassé une pelle, et je me suis creusé une cache derrière le composte, un trou d'environ deux mètres de profondeur que j'ai recouvert de branche de bouleau avant de me glisser dedans. D'où j'étais, j'entendais sonner le téléphone et je devinais ma fiancée qui répondait : il a disparu, je n'ai aucune idée où il est.

J'ai été capturé en fin d'après-midi, sans qu'un seul coup de fusil soit tiré, par une force d'environ une femme et sept minous qu'elle avait réussi à mobiliser en leur disant venez-vous-en, les minous, on va le sortir de son trou de souris . Et me voilà devant mon écran, d'autant plus embêté pour vous parler de cette histoire que je suis psersuadé que ce n'est pas Saddam que l'on a capturé. Ce n'est même pas son sosie. Cette barbe fournie, ce regard fiévreux, c'est Karl Marx.

J'ai appelé mes boss. Je vous avertis, dans ma chronique de demain, j'annonce qu'ils ont pogné Karl Marx.
T'es sûr ?
Écoutez, j'ai été marxiste de 1957 à la chute du mur de Berlin. Marx, je le reconnaîtrais déguisé en père Noël ou en lapin de Pâques. Ils m'ont rappelé un heure plus tard : le tes d'ADN prouve que c'est Saddam Hussein. Fais-nous 30 lignes sur cette bonne nouvelle.
Quinze.
Si c'est 30 lignes pour une bonne nouvelle, pour la moitié d'une bonne nouvelle, c'est 15.
Exactement : la moitié d'une bonne nouvelle. Je vous explique.

Le peuple irakien vivait sous la double férule de Saddam Hussein, qui le terrorisait, et des Bush, le père d'abord, puis Clinton, puis le fils du premier, qui ont saigné l' Irak à blanc pendant 13 ans avant de l'envahir. On connaît par le détail les horreurs commises par Saddam Hussein et son régime sur les Kurdes, sur les chiites, et le peuple en général. On connais moins, pour raisons de désinformation virulente, les horreurs commises par les Bush. Les mesures économiques sont rarement présentés comme une arme de destruction massive. Or, selon des chiffres documentés par l' UNICEF et l'OMS, environ 500 000 enfants irakiens de moins de 5 ans sont morts directement de ces sanctions économiques. C'est trois fois plus de victimes qu'en ont fait les bombes atomiques sur le Japon.

Ces chiffres, que je vous ai martelés depuis 10 ans, on été vérifiés et publiés une dernière fois dans un magistral article de Harper's magazine en novembre 2002 sous le titre de Cool War . L'auteur, Jay Gordon, spécialiste en éthique des relations internationale. Excusez la longueur de la citation : Over the last three years, through research ans interviews with diplomats, UN staff, scholars, I have acquired many of the key confidential UN documents concerning the administration of Iraq sanctions, I obtained these documents on the conditions that my sources remain anonymous, what they show is that the United States has fought aggressively throughtout the last decade to purposefully minimize the humanitarian good that enter the country (Cool War) …
500 000 enfants.
On a arrêté le tortionnaire Saddam Hussein. C'est la moitié de la job. Il reste à arrêter M. Bush.
Si cela intéresse quelqu'un, je sais où il se cache.