Le dimanche 4 janvier 2004
L'autoroute du trou
TIKRIT, Irak -- Les nuits de Bagdad sont vibrantes des sourdes explosions des obus de mortier et du staccato des armes automatiques. Pas cette nuit. Ce n'est pas pour me vanter, mais la nuit a été très calme, la première depuis très longtemps, paraît-il (1). Cela ne m'étonne pas, j'ai souvent cet effet apaisant sur les conflits. Ah, je vous en prie, hein...
Au petit-déjeuner, il restait un jeune homme dans la salle à manger, début trentaine.
Salut. Espagnol ? El Pais ?
Non, je travaille chez Renault. Je suis touriste...
Il doit y avoir un touriste en ce moment à Bagdad, un seul, et il est pour moi. José-Luis Vazquez, ingénieur chez Renault à Valladolid, au nord de Madrid, célibataire, prend ses vacances à Bagdad. Le genre baroudeur bronzé ? Pas du tout. Le genre qui s'est trompé de métier. Il aurait aimé être médecin du monde, journaliste, travailler pour une ONG. Ce matin, pour sa dernière journée en Irak, il allait à Samara.
Samara ? Y a rien à Samara. Mais 60 kilomètres plus au nord, il y a Tikrit, la ville de Saddam. On partage les frais, si tu veux. Son chauffeur-traducteur n'était pas très content du changement d'itinéraire. Il s'appelle Adel, comme ma petite- fille. Il est ingénieur aussi. Et pro-américain, ce qui agace José. On s'est retrouvés tout de suite dans un bouchon monstre. Personne ne disait mot dans l'Opel.
Voyez, la vie continue...
On écoutait la radio des forces américaines. Du rock, ce vieux gribou de Neil Young.
Qu'est-ce que Saddam et son régime vous ont fait de pire, M. Adel ?
J'entends personnellement, comme père de famille de trois enfants, comme ingénieur, comme citoyen... Il a fermé la radio, on a roulé en silence un moment.
J'ai fait des études assez avancées en chimie, je suis passionné de chimie. À la fin de mes études, au lieu de la chimie, on m'a obligé à travailler en thermodynamique. Si j'avais refusé, on m'aurait envoyé au front. C'était au temps de la guerre contre l'Iran. Cela fait 23 ans que je déteste mon métier. Ce n'est rien à côté de la torture et de l'emprisonnement, mais vous m'avez demandé en quoi Saddam m'avait dérangé personnellement : en cela.
Vous travaillez encore à cette usine ?
Elle a été bombardée au printemps.
Une heure déjà qu'on est partis. On est toujours dans Bagdad, on avance au pas, ballottés dans un invraisemblable océan de tôle. on arrive à la hauteur de l'accident cause de tout cet embarras. Deux policiers débordés tentent en vain d'installer un périmètre de sécurité. J'ai le temps d'apercevoir des corps écrabouillés dans la cabine emboutie de la camionnette. Voyez, dit Adel dans un rictus qui creuse deux plis amers de chaque côté de sa bouche, voyez la vie continue...
On est sur l'autoroute du Nord, la plus belle d'Irak. Elle mène à Mossoul et, au-delà, à la Turquie et à la Syrie. Elle mène surtout à Tikrit et à ce faubourg au sud de Tikrit, Al-Ojah, où est né et a été élevé Saddam Hussein. C'est pour cela que c'est la plus belle autoroute d'Irak : c'est le chemin du roi. Quand l'envie prenait au raïs de descendre en carrosse, on faisait monter de Bagdad des milliers d'écoliers pour l'applaudir le long du chemin. Désormais, c'est surtout l'autoroute du trou. Là où Saddam a été pris le 13 décembre dernier, à Al-Daour, juste de l'autre côté du Tigre. Mais on n'ira pas. Les Américains organisent des tours en autobus pour la presse, faut se dépêcher d'y aller parce qu'il parait qu'ils vont déménager le trou à Disney World.
Al-Ojah est maintenant un village fantôme ceinturé de barbelés. Y mène un boulevard impérial, bordé de villas comme on en voit au bord des lacs suisses. Pas un chat dans le dédale des ruelles du village. Et soudain cette patrouille de soldats américains qui nous tombent dessus en criant comme des fous. Arrêtez ! Sortez ! Les mains sur la tête. Dos au mur. Ils sont plus nerveux que nous. Ils nous tiennent en joue tandis que d'autres vont examiner la voiture. Nos passeport examinés, ils se détendent un peu. Je leur raconte que j'habite à la frontière du Vermont. Ça ne les passionne pas vraiment. D'un ton sec, l'officier interpelle Adel. T'es irakien ?
Oui, répond Adel.
Tu sais où on est, ici ?
Dans la maison de Saddam, répond Adel dans un anglais impeccable.
Sais-tu qui vit dans sa maison, maintenant ?
Non, répond Adel.
Moi, se pavane le petit GI.
Adel admettra plus tard qu'il n'a pas apprécié l'intermède. La maison de Saddam n'a jamais été sa maison, mais le ton sur lequel ce garçon maladroit s'est vanté de l'occuper lui a fait tout à coup penser qu'elle était plus la sienne qu'il ne le pensait.
Au printemps, Tikrit est tombée la dernière. Les Américains ont pris leur temps, persuadés qu'elle était la forteresse du régime. Ils se trompaient. Une petite ville irakienne comme les autres. La plupart des 13 000 habitants (dont 4000 Kurdes), qu'on croyait tous cousins de Saddam, en avaient assez de ce régime. Je le teins du pâtissier qui nous a d'abord engueulés sur le trottoir avant de nous inviter à entrer dans sa boutique et de nous offrir des gâteaux aux graines de sésame.
Il y a dans cette ville, a-t-il martelé, en s'assurant que j'écrivais bien ce qu'il disait, une majorité de gens qui n'aimaient pas Saddam, d'autres qui disaient l'aimer et qui aujourd'hui ont retourné leur veste. Moi, je l'aimais et je l'aime encore, je hais les Américains et si je peux faire quelque chose contre eux, je le ferai.
Comme quoi ?
Je ne sais pas. Ils nous ont menti. Rien ne va plus depuis qu'ils sont ici. L'eau est pourrie. Deux heures d'électricité par jour. Hier, j'ai dû jeter ma pâte, mon travail de toute la journée.
Croyez-vous qu'ils punissent Tikrit d'avoir été la ville de Saddam ?
Oui. Comme ils punissent Bagdad. Ailleurs dans le pays, c'est beaucoup mieux.
Mohammed et Abdoul, tous les deux 21 ans, sortaient du collège où ils étudient pour devenir ingénieurs. Chemise blanche, froc noir, ils portaient le collier de barbe des frères musulmans, mouvement politico-religieux qu'interdisait Saddam.
Vous le haïssiez ?
Beaucoup. On est contents qu'il soit tombé. Mais on n'a pas aimé le spectacle de sa capture. Les Américains n'ont rien compris à ce pays, à ses usages, à ses susceptibilités.
Rue Alatiba, bordée de dattiers, la grande rue qui mène aux deux mosquées où Saddam se montrait régulièrement -- l'une d'elles abrite d'ailleurs, le tombeau de son père -- rue Alatiba, tout le monde veut nous offrir le thé. On nous encercle sans hostilité, des hommes se plantent devant moi pour que je leur pose des questions, ma foi, ils me prennent pour CNN. Comme je ne sais plus quoi dire, je n'arrête pas de leur demander s'isl sont sunnites ou chiites, jusqu'à ce qu'il y en ait un qui dise à Adel : Qu'est-ce que ça peut bien lui foutre ? Et Adel d'en rajouter : c'est vrai ça, qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?
Bon, bon, c'était juste pour causer.
On voit voit pas les Américains. Hyper-présents sur les routes et dans le ciel, ils sont invisibles dans Tikrit même. C'est une bonne idée. Ils ne font pas que des conneries, finalement.
Il faut songer à renter, la nuit viendra bientôt. Adel nous presse. Comme tous les Irakiens en ce moment, il a peur de la nuit et de ses Ali-Baba. Bagdad est à trois heures. Encore la route. Encore l'auto. Je m'ennuie, en auto. Je m'amuse à faire l'inventaire du paysage. Cultures maraîchères en couches, palmiers, fermes clôturées par des murs de moellons blancs, une camionnette pleine d'aulx, une autre pleine de navets, une vache, des gens dans les champs, mais je ne vois pas ce qu'ils ramassent, des dattiers, des marais plantés de grands foin-foins. Des moutons au bord du chemin qui ont l'air d'attendre l'autobus, y a une moutonne qui regarde au loin pour voir si l'autobus s'en vient, un bélier en profite pour grimper dessus, faudra que j'essaie ça une fois à l'arrêt du 21 au coin Mont-Royal et Saint-Laurent. Je m'ennuie, en auto.
Au fait, Adel, es-tu sunnite ou chiite ?
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(1) Peut-être que, au moment où vous lisez ces lignes, ça saute partout à Bagdad. Deux explications : ce journal de voyage est décalé de deux ou trois jours. Seconde explication : à Bagdad, on est les derniers informés de ce qui se passe... à Bagdad. Ainsi je viens tout juste d'apprendre l'explosion de ce chic restaurant dans la nuit de la Saint-Sylvestre, qui a fait huit morts et une vingtaine de blessés, dont trois confrères du Los Angeles Times. C'est bien pour dire.