Le samedi 10 janvier 2004
La mort et la grâce
BAGDAD -- Mon chum est aussi à Bagdad, lalalère ! Le courriel était signé Chantal Mercier, Greenfield Park. Voulez-vous le rencontrer ? me proposait-elle.
Talib Saadi Weiss a quitté Bagdad il y a 20 ans -- il avait 20 ans -- pour éviter d'aller à la guerre. À l'époque, c'était contre l'Iran. Il s'est installé en France. Il y a six ans, il a émigré au Québec, où il rentre demain après deux semaines de « vacances » dans sa famille, à Bagdad.
Il m'a ramassé à mon hôtel dans la matinée, un grand diable avec une face de bébé. Je lui ai dit qu'il n'avait pas l'air très irakien. Il a éclaté de rire : Quand vous aurai vu d'où je viens, vous n'en douterez plus. Je vous emmène pas très loin d'ici, dans le quartier où j'ai grandi, où vivent encore mes parents. On ira d'ailleurs les voir. C'est un quartier populaire qui a beaucoup souffert sous Saddam : déportations, disparitions... Un quartier contestataire, gauchiste, beaucoup de communistes dans ce quartier, cosmopolite aussi au sens irakien du mot : sunnites, chiites, kurdes, chrétiens y vivent en bonne intelligence.
C'est le quartier du marché Al Sadreyah. On peut y entendre battre le coeur de Bagdad. J'y ai grandi. J'y suis allé à l'école. Mon père, qui a 74 ans, y tient encore sa petite fruiterie. Mon oncle y tient le café que mon grand-père a ouvert. Bienvenue chez moi, M. Foglia. Je te demande seulement de faire attention à ce que tu vas écrire... Ma mère est malade, vous verrez ses mains toutes déformées, et notre maison n'est pas très présentable, je n'imaginais pas que j'allais trouver les choses en cet état, que j'allais trouver mes parents aussi démunis, le quartier aussi miséreux. Mais nous sommes des gens fiers, et sous la boue, vous trouverez une grande intelligence des choses.
Mon Dieu oui, la boue. Elle recouvre tout. On dirait qu'il y a eu ici la crue gigantesques d'un fleuve qui s'est retiré en emportant les trottoirs et en laissant son limon.
L'air porte une suie qui colle à la peau. Le pied dérape dans les immondices.
On enfilait des ruelles animées, Talib s'arrêtait parfois à un étal pour saluer un cousin, un beau-frère qui trônait derrière des sacs de farine et de pois chiches. Comme je m'arrêtais à l'étal d'un boucher, il me tira par la manche : viens, viens. Je résistai.
Je veux savoir ce qui flotte dans ces vieilles baignoires.
Des cœurs de mouton. C'est la façon de les conserver : dans l'eau. N'écris pas cela, ma blonde va encore dire qu'on est des sauvages.
« C'est l'échoppe de mon papa »
On est arrivés devant une échoppe, fermée d'une grille, où s'entassaient des cageots de fruits vides. À travers les barreaux, Talib désigna la photo d'un garçon joufflu dans un cadre accroché au moi : C'est moi quand j'étais petit. C'est l'échoppe de mon papa. Il doit être à la maison à cette heure-ci, il va y faire la sieste vers midi puis revient à ses pommes et à ses oranges, qui ne rapporte pratiquement rien. Il continue seulement pour ne pas mourir d'ennui.
On est entré au Haj Faraj, le café de son oncle, une gargote enfumée où joueurs de dominos et buveurs de thé commentaient les dernières nouvelles du jour. Le thé est à six sous, presque un luxe. Talib reconnut le directeur de l'école du quartier, qui nous invita à sa table. On se mit à parler politique, bien sûr. Le directeur me dit qu'il souhaitait l'instauration d'une république.
Islamique ?
Il s'est récrié : Surtout pas ! Une république républicaine.
Êtes-vous pressé de voir partir les Américains ?
Non. Ils doivent rester le temps que le temps que les choses se stabilisent.
Petite parenthèse : je commence à me méfier beaucoup des conversations avec des Irakiens « de la rue ». J'ai tout d'un coup l'impression que l'on me dit ce que l'on croit que je veux entendre, enfin ce que veulent entendre les étrangers en général. Le discours varie selon que vous êtes Américain ou Allemand ou Italien ou homme d'affaires. Je commence à avoir des doutes, en particulier, sur le « fond laïque » de ce pays. J'y reviendrai...
Dis donc, Talib, avais-tu des blondes, dans le bout ?
Ben oui.
Une en particulier ? Ah ah. Tu rougis. Comment s'appelait-elle ?
Lamia.
Tu l'a revue, dans ce voyage ?
Es-tu fou ? Elle est mariée et tout.
Mais elle est toujours dans le quartier ?
Elle tient un salon de coiffure pas loin d'ici. Un salon que fréquente ma sœur, d'ailleurs.
On va voir ?
Es-tu malade ? Et si son mari est là ? Et ma blonde au Québec ?
Quoi, ta blonde au Québec ? On ne s'en va pas au putes, on va juste passer devant le salon de coiffure d'une fille que tu as cruisée quand t'étais ado. Restons calmes et sereins.
Je l'ai tant houspillé que, en sortant du café, il m'a mené vers le salon tout en protestant que cela n'avait aucun sens...
Il y avait moins de boue par ici, les commerces avaient laissé la place à des maisons aux murs de crépi avec ces balcons grillagés devant les fenêtres que l'on désigne dans tout le Moyen-Orient du joli mot de moucharabiehs et qui servent à épier les passants. C'est ici, me dit Talib. Le salon avait l'air fermé. Le rideau de fer était baissé, mais la porte était ouverte. Une très belle jeune femme se tenait devant, bien trop jeune pour que ce soit cette Lamia. On a fait semblant de s'intéresser à la devanture d'une boutique de robes de mariée, juste en face, et finalement Talib s'est jeté à l'eau :
Le salon est fermé ?
Pour quelque temps, répondit la jeune femme.
Vous connaissez Lamia, la propriétaire ?
Elle est morte, il y a 20 jours, répondit la jeune femme.
Je ne comprenais évidemment pas un mot de ce qui se disait. Mais il y eut soudain un silence, et je connais ce genre de silence qui n'est pas du silence, mais du temps foudroyé. Et puisque cette fille magnifique tout en noir ne pouvait pas être en ange, ils sont blancs, je crois, les anges, alors c'est qu'elle était la mort.
Vous êtes qui ? S'enquit-elle.
Talib s'identifia comme le frère d'une cliente du salon. De quoi est-elle morte ? demanda-t-il d'une voix étranglée.
En mettant au monde son septième enfant, répondit la jeune femme. Il est vivant. C'est mon petit frère. Et après un autre silence : je suis Nour, la fille aînée de Lamia. J'ai 18 ans.
Nour. Je suis tombé en amour avec son nom à l'instant où il sortait de sa bouche. Nour. Ce sera le nom de mon prochain chat.
Talib m'a entraîné chez lui. Ses parents habitent une maison fort décrépite, étroite, avec un curieux escalier de pierre qui, du salon, monte aux chambres. Je sentais Talib embarrassé de la vétusté des lieux.
Je savais exactement ce qu'il ressentait, j'ai grandi moi aussi dans ce genre de caverne, sans me douter d'ailleurs que c'était une caverne jusqu'à ce que j'y amène des étrangers, surtout des étrangères, nord-américaines de surcroît, dont l'effarement me faisait honte rétrospectivement : est-ce possible que j'aie grandi là ?
Je suis surtout désolé, me dit Talib, de n'avoir pas les moyens de leur acheter mieux. On n'imagine pas l'inflation dans l'immobilier à Bagdad depuis un an, on ne trouve déjà plus rien de décent à moins 80 000 $.
Quand nous sommes arrivés, sa mère et sa sœur regardaient une vidéo sur les félins.
Le père, qui dormait, est apparu un peu plus tard. Il portait la tenue classique des Bagdadis, cette grande robe que l'on nomme zouboune, chemise blanche, veston à l'européenne dessus.
Les femmes étaient atterrées par la mort de Lamia, que Talib venait de leur apprendre.
Le père se mit à me parler de chevaux de course, je l'écoutais distraitement, je souris à Talib : merci, l'ami, de cette journée de mort et de grâce.