Le samedi 17 janvier 2004


Carnet de voyage > Jour final
Pierre Foglia, La Presse, Irak

Retour de Bagdad

Tu prends des risques inutiles, m'a dit un confrère français. Je venais de l'informer que je repartais sur Amman le lendemain avec «des gens ordinaires», dans une auto «normale» plutôt qu'à bord d'un de ces GMC haut perchés qui font voyager au-dessus du commun des Irakiens.

Et pour économiser combien ? Cents dollars ? Le confrère a haussé les épaules.

Ce n'était pas les prix, c'était plutôt ma détestation des pièges à cons. Je me disais que des dizaines de Bagdadis vont chaque jour à Amman , je voulais voyager dans leur circuit plutôt que dans celui balisé tout exprès pour les journalistes...

On est partis avec deux heures de retard. J'avais pour compagnons de voyage une jeune femme et son père -- Argentina et Abdallah -- qui espéraient se rendre à Londres visiter des parents. Ils sont de Samara, ville sunnite au nord de Bagdad. Le chauffeur, Mohammed, a rigolé quand je lui ai fait signe de lever un peu le pied. Il était certain que je faisais semblant d'avoir peur, qu'au fond je le trouvais génial comme chauffeur, et envoye donc 130, 140,145.

Comment dit-on crétin, en arabe ?

On eut tôt fait de laisser derrière nous Falouja et Al Ramadi, la zone dite dangereuse. On est entrés dans le désert. Des dunes, des Bédouins, des moutons et la route, mounotonne.

La presque totalité des Irakiens exècrent les Américains.

La jeune femme parlait un peu anglais, elle me dit qu'elle détestait Saddam, mais plus encore les Américains. Son père aussi. Et le chauffeur ? demandai-je. Le chauffeur détestait les Américains également. (La seule donnée que je tienne pour certaine au terme de ce court voyage en Irak est bien celle-ci : la presque totalité des Irakiens exècrent les Américains. Même ceux qui les remercient de les avoir débarrassés de Saddam. Et ceux aussi qui admettent que leur départ précipité plongerait le pays dans la guerre civile, Tous les abominent.)

J'évoquai la nouvelle du jour : une bombe placée dans une bouteille de propane à la porte d'une mosquée chiite à Baqouba, cinq morts, de nombreux blessés. Le commentaire de la jeune femme ne me surprit pas. Chaque fois que j'ai envisagé de possibles affrontements entre la majorité chiite et les sunnites, chaque fois, j'ai obtenu la même réponse, leitmotiv fabriqué tout exprès pour les étrangers : il n'y a pas de différence entre sunnites et chiites, nous sommes tous musulmans. Mais cette bombe à la porte d'une mosquée chiite ?

Ce sont les Américains qui l'ont posée, répondit-elle. Elle n'avait pas le moindre doute. Ce n'était même pas une fabrication, plutôt un état d'inconscience. Ils sont ainsi quelques dizaines de millions de somnambules dans l'Islam de l'après-11 septembre, à marcher en dormant.

Les choses se sont gâtées à la frontière de la Jordanie, où les formalités tatillonnes entraînent des attentes de trois ou quatre heures. Notre chauffeur me fit remarquer que j'allais manquer mon avion.

Mais non, mon avion est demain.

Les douaniers ne le savent pas, tu devrais essayer de les embobiner pour qu'on passe devant...

Et s'ils vérifient la date sur mon billet d'avion ?

Ils ne la vérifieront pas.

Je suis allé parlementer avec un officier des douanes qui se rendit à ma requêtes. Ils nous fit sortir de la queue et passer devant tout le monde. Là, on nous réclama nos passeports. Le père et la fille n'en avaient pas. Ils produisirent à la place un document officiel à l'en-tête de la Coalition Authority of Irak qui disait que, en l'absence d'un gouvernement en Irak pour délivrer des passeports, cet interim document en tenait lieu, prière d'accéder aux demandes de visa du porteur.

Derrière son guichet, le fonctionnaire repoussa les documents d'un geste négligent : vous ne pouvez pas entrer en Jordanie avec ça. Protestations, puis supplications de la jeune fille. Le fonctionnaire fit signe à un planton de le débarrasser de ces importuns. En larmes, la jeune fille me supplia d'intercéder. Je retournai voir l'officier qui m'avait fait passer devant tout le monde. Il examina l'interim document, me le rendit en secouant la tête : n'insistez pas. Vous pouvez passer, pas eux.

Les adieux furent glaciaux. Je suis désolé, dis-je en saluant la jeune femme et son père. Elle me répondit que j'avais de la chance d'être Canadien, je n'avais qu'à montrer mon passeport pour passer n'importe où... et devant tout le monde, ajouta-t-elle méchamment. Ils me serrèrent la main du bout des doigts. Je les devinais humiliés. Je repris mon bagage. J'étais à pied, à 400 kilomètres d'Amman. Je levai le pouce devant un GMC... de journalistes ! Ils voulurent bien m'embarquer. Moralité : on n'échappe pas à sa condition.

À Amman, c'était dimanche, il faisait un temps superbe. Je me suis promené. Partout ces portraits de jeune roi Abdallah et de son épouse, le petit couple sourit benoîtement aux passants, on les imagine en train de jouer au Scrabble dans leur royal bungalow, ils donnent de la Jordanie une idée couscous-cacahouète un peu convenue, mais propre à encourager le tourisme de l'âge d'or.

Je suis arrivé à Paris le surlendemain à 6 h du matin. J'ai pris le RER. À l'arrêt de Villepinte est montée une Négresse en boubou qui s'est tassée sur ma banquette. Avant d'arriver à la station Gare-du-Nord, elle m'a dit :
Excusez-moi, je descends à la Ga'e du No'd.
Mois aussi, madame.

À midi, j'avais rendez-vous rue de Rivoli avec un vieil ami devant l'hôtel Meurice, où les chambres simples s'affichent à 370 euros la nuit... À Bagdad, le payais 25 $ pour une très grande chambre aussi, avec une étonnante lampe de chevets sans interrupteur. Il suffisait d'en effleurer le fût pour qu'elle s'allume. On y touchait encore et elle s'allumait plus fort. Encore et elle illuminait carrément. Encore et elle s'éteignait...

Alors, l'Irak, interrogea mon ami pendant le repas, d'après toi, comment tout cela va-t-il finir ?
Je suis sûr de rien, mon vieux, sauf d'un truc : on n'arrêtera pas le progrès.
Il m'a demandé aussi ce qui m'avait le plus étonné.
Tu veux dire à part cette lampe de chevet ? Attends, laisse-moi y penser. Ah oui : l'avant-veille de mon départ, j'ai visité une ferme et, à un moment donné, je demande au paysan :
Quels noms donnez-vous à vos vaches ? T'aurais dû voir sa tête :
Des noms ! Aux vaches ! Quels noms ?
Eh bien, ma voisine appelle les siennes Daisy, Slurpy, Candy, Brandy, Caillette. Ici, cela pourrait être, je ne sais pas, moi, Fatima ? Mon traducteur refusa de traduire, Fatima est la fille de Mahomet, me gronda-t-il.
Pis !(1)
Avant d'atterrir à Dorval, le pilote nous a averti que la température au sol était de moins 29. J'en avais rien à foutre, je savais que celle de ma fiancée serait de 37,5 comme d'habitude.

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(1) Jeu de mots bovin intraduisible en arabe.

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