Le samedi 22 juillet 2006


Avantage Landis!
Pierre Foglia, La Presse, Tour de France

Chalon-sur-Saône

Le Tour se joue aujourd'hui sur les 57 kilomètres du contre-la-montre qui s'épivardent dans le pays minier où s'est faite la révolution industrielle française, au début du XIXe siècle. Départ du Creusot, arrivée à Montceau-les-Mines.

Voilà bien longtemps, si longtemps que je ne m'en souviens plus, que le Tour de France n'est pas plié, bâché, la veille de l'arrivée sur les Champs-Élysées. D'habitude, je prends congé le samedi pour préparer le bilan du Tour. D'habitude, les journalistes remontent sur Paris le samedi. Il ne reste que les agences et les journaux de sport pour se farcir ce truc inutile et indigeste qu'est le contre-la-montre du samedi.

Cette fois, personne n'est parti. On est tous là dans les hôtels aux alentours du Creusot. Pas seulement les journalistes. Les fous de vélo arrivent de partout, on se croirait à la veille de l'Alpe-d'Huez. Aujourd'hui, on a vu les premiers " Landis " peints sur la route. Le raid de l'Américain vers Morzine, jeudi, a beaucoup séduit les Français. Enfin quelqu'un à aimer dans ce machin.

Enfin un héros qui ne soit pas une machine. Qui a des faiblesses et qui en triomphe.

Le Tour se joue aujourd'hui. Voyons comment se présente la chose.

Le parcours d'abord. Je suis allé y faire un tour, ça vallonne, ça moutonne, ça tourniquette beaucoup sur des routes parfois très étroites, quelques longues lignes droites, cinq villages à traverser, les coureurs seront toujours à la relance. Ajoutez la chaleur.

La course à suivre: celle entre les trois premiers du classement général. L'Espagnol Oscar Pereiro. Carlos Sastre, Espagnol aussi. Et l'Américain Floyd Landis.

Le coureur à suivre: Floyd Landis. Landis est à 30 secondes d'Oscar Pereiro et à 18 de Carlos Sastre.

Les repères: le premier contre-la-montre du Tour, c'était il y a deux semaines à Rennes, moins long de cinq kilomètres que celui d'aujourd'hui, avait été remporté par Serhiy Honchar, devant Floyd Landis (il est fort possible que Honchar répète son exploit, mais c'est sans aucun intérêt).

Ce qui va nous tenir en haleine, ce sont les écarts entre Landis et Pereiro. Entre Landis et Sastre. Entre Sastre et Pereiro.

À Rennes, Carlos Sastre avait terminé à 70 secondes de Landis.

Oscar Pereiro à 100 secondes de Landis.

Avantage Landis, mais rien n'est joué. À Rennes, Pereiro n'avait pas le maillot jaune sur les épaules et ne nourrissait pas, à ce moment-là, de grandes ambitions. Ce n'est pas le même coureur qui s'élancera le dernier, cet après-midi.

Pereiro n'arrête pas de dire qu'il est nul dans cet exercice, que Landis, son grand copain Landis, ne va faire qu'une bouchée de sa pauvre personne. Ce n'est pas de l'intox parce que dans ce genre de duel, l'intox ne sert à rien. Tu roules ou pas. Pereiro est ce type d'athlète qui se délecte à se discréditer. Il n'en pense rien évidemment. Très vieille Europe comme mentalité. Pereiro ferait le désespoir des psys sportifs nord-américains qui font du positivisme une panacée qui n'arrête pas de revenir en pleine gueule de leurs pauvres athlètes. On en reparlera une autre fois.

Pereiro a déjà fait de bons contre-la-montre quand il courait pour la Phonak, notamment dans le Tour de Suisse et de Romandie. Il sait doser ses efforts. Il est rusé. Il va essayer de jouer avec les nerfs des deux autres, il va les bluffer, c'est la chance de sa vie, il va la défendre avec les dents.

Carlos Sastre avait déjà des ambitions lors du chrono de Rennes, son débours d'une minute sur Landis reflète bien la différence qui le sépare de l'Américain. C'est peu, une minute. Sastre est sans doute aussi, de tous les favoris, le plus frais. Des trois, Sastre est aussi le mieux encadré, le mieux appuyé techniquement. Sastre court pour la CSC. La CSC, c'est Bjarne Riis. Riis soigne tous les détails. Et quand je dis soigne, je veux bien dire soigne.

Notons aussi que les deux Espagnols partiront après Landis et pourront donc ajuster leur début de course sur la sienne.

Reste que je crois- comme un peu tout le monde- à la victoire de Landis.

Vieille France

La télé ne fonctionne pas, monsieur.
Mais si, elle fonctionne. Vous êtes journaliste ou pas?
Quel rapport?
Ben, ce n'est pas la première fois que vous allez dans un hôtel, quand même.
Il m'accompagne à la chambre, fait fonctionner la télé. Je lui signale qu'il n'y a pas de prise pour brancher mon ordi.
Mettez une prise multiple dans la prise de la télé.
Je n'ai pas de prise multiple.
Faut m'en demander une.
Une demi-heure plus tard, à la réception: et cette prise multiple?
Ah! Vous en voulez une? Vous ne me l'avez pas demandée.
Il ne reste presque plus, en France, de têtes à claques comme celui-là. Ceux qui restent ne sont pas des vrais, je crois. Je soupçonne qu'ils sont formés exprès, dans les écoles de tourisme- un cours spécial, tête à claques 101- pour garder à la France un peu de son charme ancien.
La tendance en France, aujourd'hui, est plutôt à l'amabilité. Ainsi à l'hôtel Saint-Jean, où je coucherai ce soir, à Chalon-sur-Saône.
Mettez votre auto en face, sous les arbres.
Il n'y a pas de place, madame.
Prenez la mienne, je vais aller mettre mon auto ailleurs. Un peu plus tard, elle me voit entrer avec des bouteilles d'eau. Je vous les mets au frigo?
Le Saint-Jean, un ancien hôtel particulier, derrière le monument aux morts, vue magnifique sur les quais ombragés de la Saône, un incroyable escalier de pierre à l'intérieur. Ma chambre donne sur la rue. Des grands volets en bois, un bac de géraniums sur le bord de la fenêtre. Ben non, pas l'air climatisé.
Je vous apporte un ventilateur?
S'il vous plaît, madame.

Jolie gamine

C'est le festival des artistes de la rue à Chalon-sur-Saône. Le festival du piercing, sont pleins de petites perles dans les joues, dans le nez, dans les lèvres. Le festival du chien aussi, ils ont tous un chien. Le festival du tam-tam, jouent tous du tam tam.

Qu'écoutez-vous comme musique, mademoiselle?
Elle me tend son oreillette. Ciel. Ce vieux James Taylor, Carolina in my mind...
Vous n'avez pas une grand-mère, mademoiselle?
Si.
Est-ce qu'elle...
Je pense.
Vous ne savez pas ce que j'allais vous demander.
Si je sais. Elle me le dit dans l'oreille: vous alliez me demander si elle fait des confitures.
Belle gamine. Mal atriquée comme elles le sont toutes, mais celle-là a oublié d'être conne.

Vive les vacances

Ils ont pédalé toutes les étapes du Tour de France avec un jour d'avance sur les coureurs. Exactement le même parcours. Partent de bonne heure, arrivent à temps pour voir l'étape à la télé. Je les ai croisés au petit-déjeuner, ce matin, ils allaient faire le contre-la-montre du Creusot.

En contre la montre ou en ligne?
Comme les coureurs. Chronométrés un par un.
Vous êtes fous.
C'est ce que tout le monde nous dit. Et on paie en plus!
Des Américains et un Danois. Avocats, dessinateurs, un journaliste, des ingénieurs. Clients de Destination Cycling, une agence de Marblehead, en banlieue de Boston.
Combien?
On ne vous le dit pas parce que quand on dit le chiffre, on se rend compte que c'est vrai qu'on est complètement fous!
Vous prenez des vacances en revenant?
C'était nos vacances. On va aller se reposer au travail.

LE LIBAN- La journée la plus chaude du Tour. À la une des journaux régionaux, déjà neuf morts; pas le Liban, la canicule. Dans le cocon du Tour, les échos de cette nouvelle guerre nous parviennent étouffés.

Radio Tour: Ronny Scholz de la Gerolsteiner, Matteo Tosatto de l'équipe Quick Step et Cristian Moreni de l'équipe Cofidis se sont détachés d'un groupe de 15 coureurs, ils ont 20 secondes d'avance, je répète 20 secondes d'avance, les motos de presse sont priées de ne pas s'intercaler...

Petit clic pour changer de fréquence. Radio France Culture: les combats se poursuivent entre les miliciens du Hezbollah et les soldats israéliens, les bombardements ont fait hier une soixantaine de morts dans la région de Nabatiyé.

Radio Tour à nouveau: à la pancarte de 25 kilomètre, les trois échappés avaient augmenté leur avance à une minute. Les voitures de presse sont invitées à prendre le parcours alternatif pour se rendre à la ligne d'arrivée.

J'arrive en courant à la salle de presse, sort l'ordi, branche l'ordi, demande au collègue belge, qui a gagné?

Tossato évidemment, facile. Le quotidien local- Le Journal de Saône-et-Loire- a été distribué sur les tables. À la une: " Le Tour va se jouer en Saône-et-Loire ". À la une encore, la mort de Gérard Oury, metteur en scène qui a inventé le prototype du navet français. Page 2 rien, page 3 rien, page 4 rien, page 5 rien, page 6 rien, page 7 rien, page 8 rien- cout'donc, l'ai-je rêvée cette guerre au Liban?- page 9 rien, page 10 rien, page 11 rien, page 12 rien- je suis complètement fou, j'invente des guerres- page 13 rien, page 14 rien, page 15 rien, page 16 rien, page 17 rien, page 18 rien- j'étais pourtant pas gelé- page 19 rien, page 20 rien, page 21 rien, page 22 rien, ah voilà page 23, Liban: un désastre humanitaire est en cours.

Bon, je suis pas fou.