Septembre 1976


Harmonium, Conventium, tarte aux pommes
Pierre Foglia, La Presse

(CET ARTICLE EST TIRÉ DE LA SÉRIE DE CHRONIQUES FOGLIA LOUSSE DU MAGAZINE QUÉBÉCOIS L'ACTUALITÉ )

Lousse, adjectif qualificatif qui fait éclater le cadre, qui supprime le confort du sujet-prétexte. Lousse : moi, je...

Mais lousse dans la prison des mots. Lousse, mais pris une fois pour toutes au piège de l'écriture à l'âge de six ans. Lili a lié le blé.- Lili a dansé avec son amie Aline. Mais Lili toujours sujet de lier, de danser, de manger, de compter, de chanter. Jamais Lili lousse, sujet de rien et de personne. Lili n'a jamais été qu'un cobaye du bon ordre grammatical.

Bien plus tard, j'ai rencontré Lili. Elle me connaissait puisqu'elle m'a dit : Pierre a bâti une maison - et qu'elle savait déjà dans quel tiroir était le rouleau à pâte ! Lili a fait une tarte à la citrouille - Pierre et Lili ont trop mangé trop de gâteaux et ont été malades. Après on s'est perdu de vue.

Je viens tout juste de la retrouver dans un beau livre d'images de Jacques Thisdel, Après-midi j'ai dessiné un oiseau, où elle m'écrit sur une grande page blanche :
Titre : Chanson pour Lili
"J'aurais voulu faire soleil
Pis j'ai eu chaud
J'aurais voulu pleuvoir
Pis j'ai braillé
J'aurais voulu fleurir
Pis ça a fait rire
J'aurais voulu faire noir
Pis on m'a pas vu
J'aurais voulu neiger
Pis j'ai eu froid
J'aurai voulu vivre
Pis j'aurai été.
Lili enfin sujet de Lili. Mais je suis bien sûr qu'elle fait encore des tartes à la citrouille, comme moi j'ai encore une maison. Comme Thisdel a un éditeur. Comme Plume a sa bouteille de bière.

Lousse, le cadre éclaté, il reste quand même un peu du mensonge, de la préméditation. Ainsi, c'était prévu que je vous parlerais de Jacques Thisdel. Et maintenant je cherche un lien pour vous parler du rock québécois et peut-être de Fabienne Thibault, de Charlie Parker et d'un petit restaurant qui vient d'ouvrir dans Outremont. Pas si facile d'être lousse. C'est plus fort que soi, on cherche toujours le lien. Lili a lié le blé. Lili, vient donc délier mes mots ...

Pas trop lousse Lili, pas trop lousse. D'abord, éteins-moi ce joint-là, et puis mets nous donc un disque, un vieux, le premier de Contraction, par exemple. La voix de Christiane Robichaud sur les paroles de Georges-Hébert Germain et Garnier Poulin, dans Sainte-Mélanie Blues ou dans Chat Bruine, c'est juste le lousse. que j'aime... Quand je pense que ça date déjà de quatre ans, et que c'est plus neuf que ce qu'ils font aujourd'hui...

Tu vois, Lili, c'est ça le danger d'être trop lousse comme le sont les musiciens.

À vivre la nuit sans montre, ils ont fini par mêler les jours, ils ont fait hier la musique de demain et demain, comme ils ne savaient plus quoi faire, ils ont refait la musique d'hier.

C'est en déliant le temps de cette façon que le grand Charlie Parker a fini par ne plus jouer du tout. Un jour que Parker enregistrait avec Miles Davis, il s'est brusquement arrêté au milieu d'un morceau et il a dit : " Ça je l'ai déjà joué demain, c'est horrible Miles, ça je l'ai déjà joué demain. " C'est la façon dont cette phrase là est construite et ce qu'elle supposait de déconstruction dans la tête de Parker qui m'effraie.

Et je panique de la même façon devant les musiciens rock d'ici. Je pense à Octobre, surtout à Contraction. Ils se sont enfermés dans des studios, dans des ateliers, comme des trappistes et ils ont perdu le rythme du temps, pour ne s'occuper que de leur rythme à eux. Comme un écrivain qui trouverait que les mots de sa langue ont trop servi et qui se réinventerait un langage pour lui tout seul. Comme si finalement ce qu'on a à dire comptait moins que la manière de le dire.

Un peu plus lousse Lili, un peu plus lousse. Je sens que je suis en train d'écrire comme Harmonium joue : pour plaire, pour me trouver des fans dans les cégeps ! Finalement, le modèle idéal, ce serait Conventum, c'est-à-dire broder à partir d'un beat connu. Ne pas prétendre réinventer la musique, lui donner seulement une couleur différente. Tant pis si ça claque un peu trop fort du côté des drums, les soirs où Mathieu Léger a beaucoup soif, ses percussions restent quand même inventives, et les claviers de Charlot, comme la guitare de Duchesne ont tout autant d'imagination. Il y a chez Conventum ce fond de jazz que les autres ont renié.

Ne cherche pas dans la pile de disques, Lili, je n'ai pas de long jeu de Conventum. Ils n'en ont pas encore gravé et ne semblent pas pressés de le faire...

Avec tout ça on n'aura pas le temps de parler de Fabienne Thibault. C'est l'inconvénient d'être lousse, on en perd des petits bouts en chemin.

Il faudrait pourtant que je dise un mot du bougnat qui vient d'ouvrir les portes d'un tout petit restaurant au coin Bloomfield et Lajoie, dans Outremont, où il était jusqu'ici bien difficile de manger autre chose que de la marde et des smokemeats. C'est bon et pas trop cher, mais depuis que Françoise Kayler en a parlé dans La Presse, c'est toujours rempli, et il faut réserver. Ca s'appelle L'Auvergnat et je vous recommande son poussin aux pommes, ses rognonnades et pour dessert, le clafoutis, qui est une manière de tarte aux cerises qui paraîtra un peu pâteuse aux fines gueules. Ce que je ne suis pas. J'ai été pris une fois pour toutes au piège de la gourmandise à l'âge de six ans. Lili a fait une tarte à la citrouille - Pierre et Lili ont mangé trop de gâteaux. Bref, j'ai appris à écrire comme j'ai appris à manger. Mal.