Le jeudi 8 janvier 1981


« T’es belle ! ... »
Pierre Foglia, La Presse

J’ai dit ça sans y penser, après le souper, après le vin, après le dernier café, le cinquième dernier. La soirée achevait, mais la fatigue n’est pas une excuse : on n’a pas le droit d’être aussi tôton avec les filles… Circonstance encore plus accablante, j’ai fait le geste qui va avec ce genre de déclaration, une caresse maladroite qui se voulait douce mais qui devait bien peser trois tonnes. Je suis convaincu que de l’extérieur la scène était un modèle du genre, un grand classique, Roméo sur son balcon à Vérone. Non, pas à Vérone, plutôt à Matagami à la salle paroissiale, Shakespeare joué par le théâtre des jeunes Rhododendrons du Nord. « T’es belle… », ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas ce que je voulais faire. En fait ce qu’il aurait fallu à ce moment-là, c’est un silence. C’est toujours mieux fermer sa gueule quand on s’ouvre le cœur, ça évite les courants d’air.

Et puis c’est tellement difficile de dire aux gens qu’ils sont beaux. Surtout à ceux qui ne le savent pas, ceux qui ne sont beaux que de temps en temps… Les autres, ceux qui sont beaux à chaque minute de leur vie, comme par exemple les annonceurs sportifs à Radio-Canada ou les hôtesses de l’air, ou les moniteurs de ski, les épouses des joueurs de hockey, les hôtesses au « 10 » pour le tirage de la Quotidienne, les figurants dans les annonces de bière, à tous ceux-là, ce n’est pas difficile de dire qu’ils sont beaux, mais c’est un peu inutile, ils le savent déjà puisque c’est leur job d’être beaux. Ils sont tous beaux de la même façon, c’en est même monotone… leur beauté est aussi vide d’imprévu que les mots croisés du Devoir : les définitions horizontales suffisent pour remplir toutes leurs petites cases. Mais pour revenir au monde ordinaire, un plombier qui voudrait dire par exemple à un pompier : « T’es bien beau bonhomme »… ce n’est pas facile. Notre éducation et même notre religion nous enseignent à aimer notre prochain surtout quand il est laid et malheureux.

Règle générale, on peut dire que les hommes entre eux se font rarement compliment de leur beauté. À quelques reprises dans ma vie, j’ai dit à des gars qu’ils étaient beaux. Mais à chaque occasion, je me suis attiré soit des insultes grossières, soit des interrogations méfiantes sur mes habitudes sexuelles, et même une fois quelqu’un a carrément brandi le spectre du complexe d’Œdipe renversé qui. paraît-il, dans un premier temps donne des boutons, et qui mal soigné peut même mener jusqu’à la prostitution dans les autos en stationnement aux abords du parc La Fontaine… Même avec mon fils je ne me risque plus à lui dire qu’il est beau. La dernière fois il m’a répondu dans un élan de juvénile protestation : « Va donc ch… l’père. » Voilà qui résume assez bien la nature de la tendresse entre les mâles, grands et petits.

C’est donc tout naturellement vers les femmes qu’on s’est tourné pour leur dire qu’elles étaient belles. Mais on le leur a répété si souvent depuis la nuit des temps qu’insensiblement le compliment est devenu une fonction.Très longtemps et ce n’est pas encore tout à fait fini, la fonction officielle des femmes a été d’être belles. Les gars étaient comptables, agents d’assurances, évêques, lieutenants-colonels, joueurs de baseball, les femmes, elles, étaient belles. Il était prévisible qu’elles se tannent un jour de n’être que décoratives entre leurs maternités, alors elles se sont mises à grossir et à se laisser pousser les poils sous les bras. Je vous fais ici un résumé évidemment sommaire de la révolution féministe, on me le reprochera sûrement pensant que je m’amuse alors qu’au contraire je trouve tout à fait légitime que les femmes veuillent sortir du ghetto de la beauté et de la séduction. Et je comprends très bien qu’aujourd’hui, à peu près toutes les femmes se méfient quand le premier épais venu leur garroche par-dessus la table à la fin du repas en leur prenant les mains : « Té bêlle… » Dites-le à haute voix, et vous vous rendrez compte que même phonétiquement, il n’y a pas loin entre « Té bêlle » et « débile ».

N’empêche que l’autre soir, je me suis échappé :
— T’es belle !…

Elle m’a regardé, et après quelques secondes pendant lesquelles j’ai bien senti qu’elle se demandait si elle m’expliquerait ou si elle me laisserait mourir idiot, elle m’a dit : je vais te raconter une histoire qui m’est arrivée il y a quelques années…

— J’étais en route pour les Îles-de-la Madeleine. J’attendais le traversier à Souris avec ma fille et on est allées voir des pêcheurs au bout du quai. Ils pêchaient des drôles de poissons, des crapauds de mer qu’ils rejetaient sur la grève. J’ai demandé à l’un d’eux pourquoi il pêchait ça… Il ne m’a pas répondu. J’ai posé une autre question et il ne m’a pas répondu non plus. Quand il a vu que j’allais partir, il m’a regardée dans les yeux, il a ramassé un poisson, l’a mis sous le talon de sa botte, et en l’écrasant, il a dit : t’es bien laitte !…Ça s’adressait très clairement aux deux : au poisson et à moi…

— Aujourd’hui, quand on me dit que je suis belle, ça me fait le même effet…

Je ne sais trop comment terminer cette chronique, comme je n’ai pas trop su, l’autre soir, comment terminer la soirée. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je n’ai jamais vu de crapaud de mer. Mais je suis sûr quand même qu’il y en a des beaux.