Le samedi 2 janvier 1982


« Sérieux »
Pierre Foglia, La Presse

J’ai pris la ferme résolution d’être sérieux en 1982. Tout particulièrement dans mon travail. Des reportages bien documentés, des entrevues solides, une information rigoureuse, voilà ce que vous trouverez à l’avenir dans cette chronique. Aujourd’hui, je vous propose une entrevue avec le père du premier bébé de l’année, entrevue aussi avec le capitaine du premier bateau à être entré dans le port de Montréal, monsieur Ludvig Van Luys. Une entrevue enfin avec l’auteur du premier meurtre de l’année. J’attends également un téléphone d’un de mes informateurs au Ghana où un coup d’État vient de porter les militaires au pouvoir, il est possible également que Wayne Gretzky nous appelle d’Edmonton pour un rapide commentaire sur ses 50 buts en 39 parties. Mais d’abord, le premier bébé.

J’ai rencontré son père, à l’hôpital Sainte-Justine, quelques instants seulement après l’heureux évènement :
— Votre premier ?
— Mon second. Ma seconde, devrais-je dire, puisque nous avions déjà une fille. Ça nous en fait deux, précisa-t-il avec un sourire un peu contraint.
— Cette fois vous auriez préféré un garçon ?
— Eh bien, voyez-vous, je. Nous…
— Allez-vous garder la fille quand même ?
— Probablement, si elle n’a pas d’autre malformation.
— Avez-vous songé à un prénom ?
— Mon épouse et moi nous pensions à Sonia…
— Wouache, beurk…
— Pas tant que ça. Notre enfant doit porter le nom de sa mère, Bérubé. Sonia Bérubé, ce sera très musical…
— Vous avez dit le nom de sa mère ?
— Oui, enfin, si on veut… Bérubé, c’est évidemment le nom du père de ma femme. D’ailleurs toutes les femmes, aussi loin qu’elles remontent, ont toujours porté le nom d’un homme…
— Au fait quel est le vôtre, monsieur ?
— Je m’appelle Dieu. Lucien Dieu.
Encore toutes nos félicitations, monsieur.

Premier bateau

Quand le Sabat, le cargo hollandais qui est devenu le premier bateau à accoster dans le port de Montréal en 1982 est arrivé au quai 47, hier matin vers deux heures, j’étais là. Tout de suite après les formalités de douanes et d’immigration, le commandant Ludwig Van Luys a bien voulu me rencontrer :
— Et alors, commandant, vous avez fait bonne route ?
— La mer était belle, oui. Nous avons essuyé un grain au large du cap de Bonne-Espérance, mais l’équipage a tenu bon. À la hauteur des Açores, une légère avarie nous a fait donner de la bande par bâbord, mais encore là nous avons vaincu le sort pour arriver à bon port…
— C’est un beau métier que vous faites là, commandant…
— Encore plus que vous ne le pensez.. Comment vous dire le vent du large, les baleines qui jouent au loin, le soleil qui embrase une dernière fois l’horizon avant de plonger dans l’immensité glauque, comment vous dire toutes ces nuits ruisselantes de gouttes de lune, comment vous dire nos courses folles sur les océans tandis que l’albatros nous frôle de son aile de géant ?
— Vous transportez quoi au juste ?
— Des nouilles, 2789 tonnes de nouilles.

Le premier meurtre

Un crime particulièrement épouvantable a été commis hier matin par un homme d’une quarantaine d’années qui a pris sa femme au collet… Je l’ai rencontré alors qu’il venait de tout avouer aux policiers :
— Comment ça au collet ?
— Un vrai collet en fil de laiton. Je l’ai posé à la sortie de la salle de bain…
— Mais comment a-t-elle pu se prendre ?
— C’est une longue histoire. Au début que je connaissais ma femme, je l’appelais « mon lapin », « mon gros lapin », « mon petit lapin », après ça j’ai commencé à la nourrir à la salade et aux carottes, puis je lui ai demandé de se laisser pousser les oreilles, enfin je l’ai habituée à se déplacer par bonds en prenant appui sur ses pattes arrière… C’est tout naturel que j’aie songé au collet lorsque j’ai décidé de m’en débarrasser…
— Vous ne l’aimiez plus ?
— Non. Depuis quelques années, je vis une très belle relation avec la pharmacienne au coin de la rue. Une femme charmante, toute menue, avec des yeux de souris. C’est comme ça je l’appelle d’ailleurs, ma petite souris d’amour… Vous devriez la voir chercher les bouts de fromage que je cache un peu partout dans la maison, sous le lit, derrière l’armoire… Un jour, elle va avoir une de ces surprises !