1982


MONSIEUR JEAN-JULES
Pierre Foglia, La Presse

Par Pierre Foglia et Richard Parent (illustrations)

Les éditions La courte échelle

( NDRL : pour les enfants de 3 à 8 ans )

IL ÉTAIT UNE FOIS UN MONSIEUR qui s'appelait jean-Jules et qui racontait des histoires qui commençaient toutes par : « Il était une fois...» Ce qu'il y avait d'extraordinaire, c'est que Jean-Jules avait 42 ans. Mais je me trompe, ce n'est pas extraordinaire du tout d'avoir 42 ans. Il suffit d'attendre. Ce qui était vraiment extraordinaire c'est que, à 42 ans, Jean-Jules racontait des histoires à d'autres adultes qui n'en croyaient pas leurs oreilles. Habituellement, les adultes entre eux ne se racontent jamais d'histoires qui commencent pas : « Il était une fois...» Jean-Jules, lui, le faisait.

IL AVAIT ÉTÉ INVITÉ UN jour à donner une conférence devant l'Association des parents de l'école de son quartier. Il avait commencé son discours par : « Il était une fois un petit garçon qui n'était pas plus grand qu'un pouce...» Et Jean-Jules raconta l'histoire du Petit Poucet. Vous la connaissez sûrement : l'ogre, les bottes de sept lieues, les oiseaux qui mangent les haricots que le Petit Poucet a semés pour retrouver son chemin...

CE N'ÉTAIT PAS DES HARICOTS, c'était des miettes de pain !... protesta un vieux monsieur. - Si vous voulez, des miettes de pain, concéda Jean-Jules. Qu'importe, continua-t-il, miettes de pain ou haricots, ce sont des traces. Tous les enfants laissent des traces quand l'ogre de la vie les emporte. Et vous, chers parents, vous devez chasser les vilains oiseaux qui veulent manger les haricots et les miettes de pains, les coquelicots et le boudin, tagada-tsouin-tsouin... Tout cela ne voulait pas dire grand-chose. Mais Jean-Jules fut chaleureusement applaudi. On l'élut président de l'association des parents, puis directeur de l'école et enfin ministre de l'éducation.

QUAND IL FUT MINISTRE, JEAN-JULES fut obligé de prononcer un autre discours, mais cette fois devant tous les députés de la nation. Allez savoir pourquoi, il choisit de leur raconter l'histoire des Trois petits cochons. « Il était une fois trois petits cochons...» commença-t-il. À ces mots, tous les députés partirent à rire. Ils se tapaient sur les cuisses, roulaient en bas de leur chaise, se tenaient le ventre. Bref ce fut un beau chahut dans l'assemblée. Tout le monde essayait d'imiter le grognement de cochon. Ceux qui ni parvenaient pas se contentaient de faire « Bêêêh, bêêêh ». Il y en avait même un gros avec des lunettes et une cravate qui faisait « Meuh, meuh ».

ON NE VOTA PAS DE LOI CE JOUR-là, bien entendu. Et pour remercier Jean-Jules de tant de plaisir, les députés le nommèrent chef du gouvernement et de toutes les armées. Devant tant de succès, Jean-Jules perdit sa modestie. Il devint même prétentieux. La preuve, il se présenta sans y être invité au Congrès mondial de la philosophie.

Devant les philosophes éberlués, il prît la parole pour leur raconter l'histoire du Petit Prince.
- Il était une fois, leur dit-il, un aviateur. Une panne d'essence l'obligea à poser son appareil dans le désert...
- Ça commence bien! lui lança un philosophe arabe...
- Cet aviateur, poursuivit Jean-Jules, rencontra un petit prince qui venait d'une autre planète...
- Bravo ! s'écria un philosophe américain.

C'EST LA GRANDE SPÉCIALITÉ DES philosophes américains de dire bravo à tout propos. Il paraît que c'est parce qu'ils sont toujours contents. Jean Jules leur rapporta ensuite les conversations entre le Petit Prince et l'aviateur... Il fut question d'amour, d'argent, de pouvoir, d'amitié et de la culture des roses et des baobabs. À la fin, tous les philosophes dormaient. Quelques-uns même ronflaient, surtout les philosophes allemands qui font toujours plus de bruit que les autres. La philosophie est la science du sommeil. Imaginez, alors, le triomphe de Jean-Jules : il avait réussit, avec son histoire de petit prince, à endormir les maître du sommeil eux-mêmes!... Il fut décoré de l'Ordre du grand oreiller, la distinction suprême de la philosophie mondiale dont la chanson thème est, je vous le rappel : « Fais dodo câlin mon p'tit frère, fais dodo t'auras d'la philo...»

À PARTIR DE LÀ. JEAN-JULES devint comme ivre de gloire. Il perdit ce qui lui restait de simplicité, à tel point que lorsqu'on lui demandait l'heure, il répondait : « Il était une fois un petit horloger...» Il Multiplia les conférences, les discours, les exposés; il était de tous les congrès. Il partit pour l'Afrique raconter Blanche-Neige aux Noirs. Aux chinois, il raconta le Petit Chaperon Rouge :
- Comme vous avez de grande dents, mère-grand !
- C'est pour mieux vous manger mon enfant !
Et les chinois étaient contents-contents.
Il raconta aussi Zorro aux pharmaciens des cantons de l'est et Alice au pays des Merveilles lors de la fête de la rhubarbe à Palerme, en Sicile. Il raconta, raconta... n'en finissait plus de raconter.

JEAN-JULES DEVINT TRÈS RICHE ET très puissant. Et pourtant, pourtant... il n'était pas vraiment heureux. Il lui manquait une chose indispensable au bonheur : l'amour Ce n'est pas que les femmes le fuyaient, bien au contraire. Il n'avait qu'à se pencher vers une dame et lui murmurer à l'oreille : « Il était une fois...» et la dame fondait, fondait. Quand elle était complètement fondue, il en prenait une autre. Il se maria 28 fois sans jamais connaître l'amour.

MAIS UN JOUR, UN JOUR...AH, ce jour-là !... C'était dans l'autobus. Jean-Jules s'était assis à côté d'une petite fille qui devait avoir cinq ou six ans et qui était belle, belle comme le jour. Elle avait de grandes oreilles bleues qui flottaient sur ses épaules... et Jean-Jules tomba en amour. Il arrive rarement qu'un vieux monsieur de 42 ans tombe en amour avec une petite fille de cinq ou six ans, mais quand cela arrive c'est plus fort que tous les autres amours. Le coeur de Jean-Jules se mit à faire un tel vacarme que la petite fille dit tout haut : « Quel drôle de bruit... ça doit venir du moteur de l'autobus, sûrement un problème de carburateur...» Soudain, Jean-Jules la prit par le bras et lui dit : « Je vais te raconter une histoire...» Et il allait continuer par : « Il était une fois...», mais il était trop ému, trop bouleversé et les mots ne voulaient pas sortir de sa bouche. Après bien des efforts, tout ce qu'il réussit à dire, ce fut :
- Petite fille, je t'aime...

IL ARRIVA ALORS QUELQUE CHOSE de terrible. De la gorge de la petite fille sortit un éclat de rire si pointu qu'il transperça la poitrine de Jean-Jules. Il mourut sur le coup et n'entendit jamais l'enfant lui répondre :
- Ton histoire, je la connais vieux gribou !
La morale de cette histoire, c'est qu'on peut raconter n'importe quelle histoire aux parents, aux philosophes, aux pharmaciens, aux politiciens et aux marchands de rhubarbe. Mais pas aux enfants. Surtout pas aux petites filles. C'est trop dangereux.