Le jeudi 23 juin 1988


Le travail bien fait
Pierre Foglia, La Presse

J'avais rendez-vous l'autre jour avec un ami technicien à l'entrée des artistes de la Place des Arts. Finalement nous nous sommes manqués, mais croyant qu'il m'attendait à l'intérieur, je suis entré. Et sans trop savoir comment, je me suis retrouvé dans les coulisses du théâtre Maisonneuve où se produisait, ce soir-là, une troupe de kabuki, théâtre traditionnel japonais joué exclusivement par des hommes.

Le couloir où sont les loges était donc plein de Japonais qui se croisaient en se faisant des courbettes et en poussant des petits grognements de hamsters. Ils se déplaçaient à tout petits pas, en se traînant les pieds et en roulant du bassin à cause de leurs kimonos trop serrés. En vérité je leur trouvais de bien, douteuses manières. Sans compter que cela use terriblement les souliers que du se traîner ainsi les pieds...

Il faut dire que je n'aime pas beaucoup les Japonais. Surtout, je n'aime pas leurs dents du devant. D'ailleurs je ne crois pas qu'ils descendent du singe comme nous, je croirais plutôt qu'ils descendent du castor. Et peut-être même dorment-ils la queue dans l'eau comme les castors...

Comment, vous ne saviez pas que les castors dormaient la queue dans l'eau ? Mais si c'est vrai. Le castor dort le corps au sec sur la berge, mais assez près de l'eau pour y laisser flotter sa queue durant son sommeil. Ainsi, s'il se produit une brèche dans le barrage durant la nuit, la queue baisse en même temps que le niveau de l'eau, notre castor se réveille alors et se précipite pour réparer l'avarie.

Pour revenir aux Japonais, n'ayant jamais couché avec un Japonais je ne vous jurerai pas qu'ils dorment eux aussi la queue dans l'eau. Notez que je n'ai jamais, non plus, couché avec un castor. En fait le seul animal avec lequel j'ai jamais partagé quelque intimité, durant ma vie, c'est la femme. La femme n'est pas amphibie, certes, mais à mon avis, c'est encore, ce qu'on a fait de mieux pour remplacer le castor.

C'est fou ce que j'ai de la misère à cerner mon sujet aujourd'hui. Mon sujet qui était, je vous pardonne de ne pas l'avoir deviné : le travail bien fait.

C'est fou comme cela tourne des fois, mon plan est fait, mes idées sont prêtes, mais voilà que les mots courent derrière sans parvenir à les rejoindre. Elles s'échappent, les idées. Je ne sais pas par où. C'est peut-être parce qu'il fait trop chaud, elle fondent. Ou c'est peut-être qu'il y a une brèche dans le barrage. Peut-être que je devrais écrire la queue dans l'eau...



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Le travail bien fait donc. Le diable si je m'attendais à trouver ça chez les Japonais, les champions de la productivité. Les champions du vite fait quoi...

Je m'en allais, quand en passant devant une loge dont la porte était ouverte, j'aperçois deux types assis en tailleur sur des pattes, complètement absorbés par un étrange travail : ils peignaient les perruques du spectacle. En fait ils faisaient plus que les peigner, ils les montaient en forme, les sculptaient, les façonnaient.

Je suis resté longtemps à les regarder faire, fasciné. Ils ramassaient chaque mèche avec d'étranges peignes fins et pointus, les attachaient chacune avec des petits bouts de ficelle dont ils serraient le noeud avec leurs dents. Avec des fers qui attendaient sur un réchaud ils donnaient la forme, puis la fixaient avec une espèce de broue noire et luisante. Enfin ils posaient le ruban, encore quelques coups de ciseaux et la perruque terminée était recouverte de papier diaphane. Déjà, une nouvelle, encore tout emmêlée du dernier show, remplaçait celle-là sur la forme de bois. Les mains étaient reparties voletaient comme des oiseaux. Peigne, ciseaux, fer à défriser. Coupe, écarte, sépare, attache... J'ai compté jusqu'à huit étages dans la même perruque, une mise en place extraordinairement tarabiscotée, et j'en jurerais, là même manière de faire qu'il y a mille ans. Ce geste-là et pas un autre, qu'enchaîne un autre geste tout aussi précis, tout aussi irremplaçable. Plus qu'une tâche : une partition. Plus qu'un travail : une cérémonie.

Au-delà de la japonaiserie qui ne me concernait pas, je reconnaissais le plaisir du travail bien fait. Il y a quelque chose d'infiniment réjouissant à regarder travailler les artisans. D'infiniment contagieux, comme le bonheur des amoureux. D'infiniment rare, aujourd'hui. En tout, ou à peu près, on vit des temps de " pré-fini ". On ne voit plus jamais à l'oeuvre les " hommes de métier ", seulement des poseurs et des assembleurs...

Les règles de l'art ont cédé devant les lois de la productivité. Jamais plus la gratuité, comme ces perruques, fignolées pour rien. Pour rien, absolument... Pour ce qu'un en distingue au-delà du quatrième rang, elles pourraient tout aussi bien être moulées, dans du plastique noir et luisant...



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Le travail bien fait est devenu un hobby, un truc qu'on fait après le travail pour gagner sa vie...

J'ai un parent en Italie, petit boss dans une usine de meubles qui s'amuse, chez lui, à fabriquer des animaux de bois. Ce sont en fait des collages qui suggèrent le plus souvent des chats, parfois des oiseaux. Chaque pièce est une composition unique mais il arrive souvent que des clients demandent à mon cousin plusieurs exemplaires d'un modèle en particulier. Le commerce est le commerce et mon cousin qui court les salons et les expositions s'exécute avec plus on moins bonne grâce selon la tête du client...

Un jour que j'étais là, un japonais demande le prix pour six hiboux. On le lui dit. Surpris, le Japonais fait alors poliment remarquer qu'il doit y avoir une erreur puisque le hibou, revient plus cher l'unité quand on en achète six que lorsqu'on en achète un seul...

- Il n'y a pas d'erreur, répond le cousin. Il faut comprendre, ajoute-t-il, que les hiboux ce n'est pas comme les Toyotas, quand j'en fais un je m'amuse, quand j'en fais six, je m'emmerde..



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Et les chroniques c'est pareil !...

Non, c'est une blague ! Je veux seulement dire que faut pas non plus capoter sur le travail. Quand c'est congé, c'est congé. Comme demain par exemple.

Fait qu'il n'y aura pas de chronique samedi.