Le jeudi 24 novembre 1988


Merci d'être là
Pierre Foglia, La Presse

Il a très longtemps j'ai fait le pari que vous étiez là.

C'est d'ailleurs comme ça qu'a commencé cette chronique. J'étais aux sports et à l'époque l'unique référence, l'exemple qu'il fallait suivre absolument, c'était Jacques Beauchamp, celui qui est mort cet automne. " Beauchamp, c'est le plus lu ", disaient mes boss. Et moi je répondais : " C'est vrai. Mais heureusement pour l'évolution du genre humain, il y a bien plus de gens qui ne le lisent pas que de gens qui le lisent... "

Parlant des gens qui ne lisaient pas Beauchamp, c'est à vous que je pensais. Je révélais votre existence à mes boss qui ne juraient en ce temps-là que par l'homo sapiens de la rue Panet et surtout son épouse Rita, déjà pâmée à l'époque devant Michel Louvain...

Restait à savoir combien vous étiez, vous qui ne lisiez pas Beauchamp... C'est là-dessus que j'ai parlé. J'ai parié avec mes boss successifs dans tous les journaux où je suis passé que vous étiez assez nombreux pour justifier un peu d'espace dans un journal, aussi populaire qu'il soit... D'où cette chronique qui dure. Ce qui ne m'étonne pas. Je savais, moi, que vous étiez là... Pour mes boss, ce n'est pas aussi clair. Un jour, il y en a un qui m'a même dit : " T'sais que t'es beaucoup moins lu que Rufiange ?... " Les deux bras m'en sont tombés. Dieu du ciel et patte de gazelle, j'espère bien être moins lu que Rufiange ! J'espère bien que c'est ( c'était, il est mort aussi cet automne ) au moins du trois pour un...

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Je sais que vous êtes-là, mais je n'ai jamais parié que vous et moi, nous étions les plus nombreux. Je sais compter. Chaque fois qu'on passe au vote, qu'il s'agisse du gala Métro-Star ou des élections fédérales ou provinciales, on n'est jamais les plus nombreux...

Mais vous êtes là pareil. Et je vous en remercie. Quand il m'arrive d'en douter, on dirait que vous le sentez : c'est le moment que vous choisissez pour me faire un signe, un clin d'oeil, n'importe quoi qui me rappelle que vous êtes là et que je n'ai pas le droit de vous prendre pour des tatas... Un exemple, tiens. Quand Félix est mort, j'ai fait un texte pour dire combien j'avais trouvé émouvants et surtout pudiques les témoignages des gens, des artistes. Je pensais en particulier à Jean Lapointe. Je putassais pourtant un peu en fermant les yeux sur les hoquetantes et grandiloquentes douleurs de la chanteuse Johanne Blouin, qui m'avait macabrement tombé sur les rognons pour l'occasion. Mais je me disais, bof, cout'donc, c'est pas le temps... Vous ne m'avez pas manqué là-dessus. Vous me l'avez mis sous le nez ma petite putasserie, ça n'a pas été long : " Comme ça, Foglia, t'as trouvé ça pudique ces funérailles-là ? Même Johanne Blouin ?... "

Vous êtes là, merci. Plus récemment à propos du Beau Dimanche de Michel Rivard, vous m'avez dit : " Mais non, t'es pas tout seul, freake pas, nous autres non plus on n'a pas aimé ça... "

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Vous êtes là, merci. Même que des fois, vous êtes là avant moi. Comme pour le dernier disque de Charlebois... Minute, laissez-moi le temps de l'écouter. Jusqu'ici, j'ai surtout entendu Charlebois parler. L'autre soir à la télé avec Pierre Nadeau, avec qui il partage une maison en Guadeloupe. Ou bien est-ce avec Rivard ?? C'est avec Rivard, la maison. Me semble pourtant qu'il partage quelque chose avec Nadeau ?... Ça me revient : une grande affection pour M. Mulroney. On a compris, en cours d'entrevue, qu'il était arrivé quelque chose à ces trois-là ensemble, Mulroney-Nadeau-Charlebois, qui les a unis pour la vie, mais quoi ? Ils n'ont pas précisé. Ont-ils loué un F-18 pour aller à la pêche aux moules en Guadeloupe ? Allez savoir... Le lendemain ou la semaine d'après, Charlebois était dans le studio de Coallier-Métro-Star, avec lequel il a aussi partagé une maison en Guadeloupe... Cout'donc, c't'une maison ou c't'une gare ? Cout'donc, la Guadeloupe, c't'une île ou un club Med ?

Si je ne savais pas que vous avez sacré vous aussi en regardant ces entrevues de l'intérieur du cercle, j'allais dire de l'intérieur de la tribu, par des journalistes de la tribu, je n'écrirais pas ces choses-là. Je trouverais seulement vaguement dommage que ces gens qui ont parfois du talent n'osent plus l'exercer, trop occupés qu'ils sont à faire des tours d'ascenseur entre amis. Après vous, je vous en prie. Comme vous êtes drôle. Comme vous chantez bien. Tenait dans son bec un fromage, disait je ne sais plus qui. Mais les renards et les corbeaux ont fait la paix. Le fromage, ils se le partagent...

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Merci d'être là. Surtout en ce moment. Charlebois, Coallier, Nadeau, ça va, je pourrais m'arranger tout seul. Mais pour le gala Métro-Star, et les élections une semaine plus tard, ce sont des déserts qu'on ne traverse pas seul à mon âge. On y désespère trop de l'homme et de son épouse...

Si j'ai perdu mes élections ? La question n'est pas là. D'ailleurs, dans mon comté, je n'ai pas vraiment perdu. C'est madame Bertrand qui a été réélue. C'est une belle madame, correcte, dévouée et tout. Cent fois mieux que son adversaire libéral en tout cas. Quant à Vachon, il est allé se chercher plus de 5 000 voix dans un comté rural, C'est inespéré pour le NPD...

Non, c'est pas ça. Ce n'est pas non plus la victoire de Mulroney. C'est pas une question de bleu ou de rouge ou de libre-échange. Une question drôle. Quand je suis allé tripper sur la colline parlementaire l'hiver dernier, j'ai rencontré du beau monde, comme M. Plamondon de Sorel, comme M. Prud'homme du comté de Saint-Denis. Mais j'ai rencontré aussi des gens, comment dire, des gens, des gens... Les mots me manquent. On n'imagine pas que ces gens-là puissent être élus vraiment. On suppose que ce sont des accidents électoraux, sortes de débris que la vague bleue ou rouge a déposés là, et qui sèchent pendant quatre ans sur le sable mouvant de la politique. On se dit qu'ils auront compris du moins que leurs électeurs se ressaisiront...

Tu parles ! Les deux auxquels je pense le plus sont rentrés une seconde fois, l'un avec une majorité de plus de 10 000 voix, l'autre avec plus de 20 000 voix de majorité ! Deux nouilles intégrales. Plus nouilles que ça, tu tombes dans le minéral. Les voilà pourtant repartis pour quatre ans. Leur regard vide résolument tourné vers l'avenir de notre pays...

Freakant, mon vieux. J'ai beau savoir que vous êtes là, je me dis qu'il faut vraiment qu'on ne soit pas nombreux pour laisser passer ça. Vingt mille voix de majorité, imaginez !...

Vous êtes là, mais vous diminuez ou quoi ?

Vous êtes là et je vous remercie, mais je vous dis, une chance qu'il y a tant de gens qui me haïssent et qui me lisent aussi, parce que sans eux, je ne pas sûr que je gagnerais encore mon pari...