Le jeudi 16 février 1989


Show time à Tracy
Pierre Foglia, La Presse

" Vous prendrez la sortie du boulevard Saint-Louis et tout de suite à votre droite, vous apercevrez le clocher de notre église ", m'avait écrit madame Saint-Pierre, du conseil pastoral de la paroisse Saint-Jean-Bosco, à Tracy. Elle avait joint à sa lettre le communiqué qui annonçait ma venue : Paroissiens, paroissiennes, attention, mardi soir le 14 février vous êtes invités à venir rencontrer le chroniqueur bien connu, etc... J'avais sauté le reste pour accrocher l'adresse à la dernière ligne : La rencontre aura lieu au sous-sol de l'église...

Un clocher la nuit, c'est pas évident, et en cette soirée de Saint-Valentin, les passants fort rares pour me renseigner. Le seul que je pus interpeller me répondit civilement, mais en écartant les bras dans un geste d'impuissance : " Vous savez, moi, les églises... "

Et moi donc !

Je finis pourtant par trouver mon chemin après avoir fait 82 fois le tour de la paroisse. À l'allure bourgeoise des maisons, à je ne sais quoi de presque cossu dans l'air, je sus qu'il y aurait à la conférence plein de ces dames charmantes dans la quarantaine qui se tiendraient très droites sur leurs chaises, baisseraient les yeux si j'accrochais leur regard plus de deux fois et ne poseraient pas une question de la soirée, toutes confites dans leur timidité. À la fin seulement elles viendraient me tendre une main manucurée et un compliment rougissant.

Mais il me fallait d'abord trouver la salle paroissiale. Je suivis des gens qui entraient et me retrouvai dans l'église elle-même.

- Pardon monsieur, pour le sous-sol ?
- Si c'est pour entendre M. Foglia, c'est ici...
- Pas dans l'église elle-même ?...
- Si !
- Sacrament !
- Ah ! Vous êtes monsieur Foglia !

Je ne lui ai pas demandé à quoi il m'avait reconnu. Il m'a conduit à M. le curé qui devait s'inquiéter, me dit-il, de mon retard...

M. le curé s'amusa beaucoup de mon trouble. Je ne lui ai pas dit, parce qu'on n'avait plus le temps, je ne lui ai pas dit que la dernière fois que j'étais entré dans une église autrement qu'en touriste qui cherche un banc pour s'asseoir et un peu de fraîcheur, la dernière fois remontait à si loin que les curés étaient encore en soutane et qu'on y parlait encore en latin - suspiciat domin us sacrificium de manibus tuis ad laudem et gloriam, après je m'en rappelle plus, avant non plus à vrai dire, c'est juste pour vous signifier que j'ai déjà eu de la religion et que l'idée ne me serait jamais venue tout seul d'aller faire le con exprès dans une église. Et même là, avec la bénédiction du curé, je résistais. Je pensais à tous les sacres et à tous les fucks qui allaient m'échapper tout à l'heure et qui ne sont pas chez moi coquetterie de langage, mais irrépressibles pets de l'âme, quand on aborde certains sujets flatulents. Bref, je me dirigeai vers le centre de la nef où l'on avait dressée ma table, d'un pas chambranlant et souhaitant qu'il plût au ciel que pas un chrétien qui était là ne s'avisât, quand viendrait la période des questions, de me demander comme on le fait à chaque putain de fois :
- Cout'donc, qu'est-ce qu'arrive avec Michèle Richard ?

Dieu ne sait pas, ne se doute même pas combien je peux devenir athée dans ces cas-là. Et même un peu névropathe.

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Bon, je m'avançai vers le centre de la nef, disais-je, mais pas avant que madame Saint-Pierre m'eût présenté aux fidèles. Femme de médecin, qui tient chronique morale dans l'hebdomadaire local, Mme Saint-Pierre porte toute la responsabilité de ma venue à Tracy. C'était bien le moins qu'elle pouvait faire de me rendre grâce. Ce qu'elle fit en trois pages et mille chatteries qui coulaient comme miel, dans mes oreilles bien éprouvées ces dernières semaines. Je ne déteste pas un zest de flagornerie en ces occasions. En fait, je crois bien que si personne ne m'assurait à ce moment précis que j'étais le plus fin et le plus beau, je partirais chez nous en courant. Parce qu'entre vous et moi, quelles autres raisons aurais-je d'être là ? J'ai encore moins à dire devant un micro que dans mes chroniques où je ne dis rien, alors ? Alors il faut au moins que je sois beau...

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Pendant que madame Saint-Pierre continuait de m'agonir de compliments, je promenais un regard étonné sur l'assemblée. L'église était pleine à moitié, " presqu'autant que pour la grand messe du dimanche m'a dit quelqu'un... Cela m'étonne toujours qu'il ait du monde, encore que je ne freake plus comme avant. Avant je commençais à paniquer la veille. Je prenais des notes, je ramassais mes idées, je parlais tout seul à un auditoire imaginaire. Maintenant je ne prépare rien. Je parle comme ça vient...

De toute façon les gens sont déçus, me semble-t-il, avant même que j'aie dit un mot. J'ai senti cela souvent. Les gens s'attendent à voir arriver quelque monstre irascible, et rien que pour cela, ils mériteraient, effectivement, des coups de pieds dans le ventre. Mais, bon, c'est pas mon genre, je suis plutôt gentil, trop gentil...

C'était justement ce qu'était en train de leur dire Mme Saint-Pierre dont la dithyrambe tirait à sa fin : " Il beau, il est fin, il est gentil, le voilà, le voici et il va répondre ce soir à cette question ô combien d'actualité : l'éducation a-t-elle encore sa place dans notre société ?

Quoi ! Elle est folle cette femme ! Il n'a jamais été question que je parle d'éducation ! Où elle est allée chercher ça ? J'y vais pas !...

Trop tard, elle m'avait laissé le micro.

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- Euh bonsoir, euh eh bien voici, euh l'éducation...

- Plus fort ! a crié quelqu'un au fond.

Non seulement ils n'entendaient pas, mais ils ne me voyaient pas non plus. Il a fallu monter table et micro sur l'estrade, dans le choeur, là où le curé dit sa messe...

Et vogue la conférence, mon vieux. Genre stand-up jaseux. Du Plume des soirs de grande brume. Du Lenny Bruce. Vous savez qui je veux dire ? L'ancêtre de Tom Waits, vieux freak ivrogne des années 60 qui disait des folies à d'autres ivrognes, dans des bouges absolus.

De l'éducation j'ai fini par dire que de toute façon elle évoluait hors de notre contrôle et que les choses importantes arrivent par la subversion plus que par l'éducation. Que ceux qui parlent d'éducation en se référant à des programmes et à des contraintes, ceux-là ont de la boue dans la bouche...

Ça a duré presque trois heures. On a parlé de tout. Quand ça été fini, des jeunes sont venus me dire qu'ils m'aimaient bien, mais qu'ils ne comprenaient pas que je trouve Mitsou correcte.

Quand je suis parti, le curé m'a donné des sous. Pas beaucoup - je suis le conférencier le moins cher en Amérique du nord. Il m'a donné, aussi un livre : Jésus pour les athées.

Je vais sûrement le lire. Je trouve le titre complètement fou. Ça sonne aussi bien que le titre du roman que je vais sûrement écrire : Un tournevis pour les lapins