Le vendredi 31 mars 1989


Le blues de la bulle
Pierre Foglia, La Presse

Louise a grandi dans un bungalow de banlieue. Piscine hors terre. Père ordinaire et mère très présente qui divorceront quand elle aura 18 ans. Morosité suburbaine qui donne souvent ( en tout cas plus souvent qu'on serait porté à le croire ), des enfants étonnants : ils ne savent pas plus que les autres ce qu'ils veulent, mais ils savent au moins ce qu'ils ne veulent pas : ils ne veulent pas de bungalow.

Louise était une élève brillante ce qui ne l'empêchera pas de droper après deux ans de cégep. Elle part en voyage, Vancouver, la Californie, le Mexique. Elle a 19 ans quand elle en revient. Grande et mince. Très brune. Du charme mais pas tout le temps. Ce genre de charme qu'une ombre suffit à changer en dureté...

Louise ne milite dans rien, elle est pourtant un peu granole, vaguement végétarienne, résolument féministe. Elle ne milite dans rien et elle se révolte contre tout. Elle a soif d'absolu et elle va boire à l'hôtel Nelson avec sa gang.

Côté coeur, le calme plat.

Après le cégep et d'autres études en sciences de l'éducation, elle repart. Moins loin cette fois, en Gaspésie où elle se trouve une job dans une auberge. Et là, pour la première fois de sa vie, elle tombe en amour.

Appelons-le Jean.

Français. Parisien même. Mais pas du tout " parigot ". Je veux dire pas grande gueule, pas du tout " Allez hop cascade "... Timide et doux. Ouvert, curieux de tout ce qui l'entoure... Il est en vacances au Québec. En quête d'un peu plus que d'exotisme. Il ne sait pas trop quoi au juste. En tout cas, il n'est pas du tout pressé de retourner en France...

Et il le sera encore moins après avoir rencontré Louise. Même que c'est décidé : il restera.

On est en mars 82. En août de la même année ils décident de vivre ensemble. C'est sérieux. Le grand amour. La passion. Ils partagent la même envie d'autre chose et ils ont une idée très précise de ce qu'est cet " autre chose "... C'est d'abord la nature, c'est un jardin biologique, c'est du pain-maison, des meubles bizounés à la main. C'est pas en ville, c'est un village quelque part dans les terres. C'est des cours pour devenir sage-femme, c'est des massages, c'est vivre tout nu... Bref leur " autre chose " était millésimé 1960. Un grand cru.

Leur " autre chose " c'était aussi un enfant. Surtout un enfant devrais-je dire. Et le plus vite possible. Un enfant " autrement ". D'abord il naîtra à la maison, pas à l'hôpital comme un malade. Nourri au sein bien sûr. Il sera élevé sans vaccins et sans contrainte et plus tard il ira à l'école alternative...

J'ai dit qu'ils ont commencé à vivre ensemble en août. L'enfant, une fille est née en mai. Voyez qu'ils savaient ce qu'ils voulaient...

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On l'appellera Marie.

Mais c'est bien dommage que je ne puisse pas vous donner le vrai prénom de l'enfant... Dommage parce qu'il éclaire cette histoire comme un phare, et tout autant qu'un rapport de psychologue... Un de ces prénoms que les parents veulent unique, " jamais entendu " - celui-là vient d'un conte fantastique - comme une assurance de plus que leur enfant ne sera vraiment pas comme les autres...

On dit que les amoureux sont seuls au monde. Les amoureux granoles, eux, font tout ce qu'il faut pour être seuls à côté du monde.

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Allez donc savoir pourquoi finissent les histoires d'amour. Y'a pas de raison. Ça s'effiloche, c'est tout. S'aperçoit-on seulement quand file la première maille ?

L'été était superbe en Gaspésie cette année là. Louise allait à ses affaires dans la maison, portes et fenêtres ouvertes surtout quand elle cuisait son pain. Jean allait travailler en moto au village voisin, il revenait tard dans la nuit. C'est dans cette maison en plein centre du village que Marie était née deux mois plus tôt. Louise qui tenait une sorte de journal avait noté quelques jours après en la regardant dormir : " MA FILLE, si tu savais comme ces deux mots me sont doux à l'oreille. Je me les redis tout bas : MA FILLE. Dors bien mon bébé doux "...

Louise portait Marie dans un porte-bébé harnaché sur son ventre et elle allait ainsi, tout le jour, lourde et précautionneuse...

Hors de la bulle, le temps filait comme d'habitude ; un jour Louise est allée au restaurant avec Jean, c'était la première fois qu'ils faisaient garder Marie et au dessert, Louise a dit : " C'est drôle, ça fait trois mois que je ne suis pas sortie mais j'ai déjà très envie de rentrer "...

Ils ont passé l'automne et l'hiver bien au chaud dans leur bulle. Un nouveau printemps s'installait, Marie allait avoir un an...

Allez savoir pourquoi finissent si vite des histoires d'amour dont on allait justement jurer qu'elles dureraient l'éternité...

Y'a pas de raison. L'ennui s'installe pourtant dans la bulle. On le sent venir de loin d'ailleurs. C'est le blues de la bulle. On sait qu'on va s'ennuyer bien avant de s'ennuyer réellement. Ça laisse du temps pour se trouver des bonnes raisons. Ou des mauvaises...

Louise a commencé par trouver que le rang où ils venaient de déménager était loin de tout. Puis elle a trouvé son amoureux bien près de ses pantoufles. Puis... qu'importe. Des raisons, vous dis-je. Des raisons pour raisonner l'ennui.

La suite vous la connaissez. Ça s'effiloche jusqu'à la, toute fin, et allez donc savoir quand a filé la première maille...

Cet été-là Louise s'est trouvé une job dans un café à Matane, tandis que Jean travaillait toute la semaine à Mont-joli. Ils avaient toujours leur maison au fond du rang où ils se retrouvaient un jour par semaine. Marie était gardée par une amie quand Louise travaillait au café...

Ça s'effiloche, disais-je. Louise a une aventure et l'avoue à Jean... Louise a une seconde aventure mais cette fois n'a pas besoin de l'avouer à Jean qui la surprend... Cris, larmes. Louise se sent affreusement coupable. Jean avoue en pleurant qu'il a eu lui aussi une aventure. " On devrait faire un deuxième enfant ", propose-t-il...

Vous souriez ? Moi aussi. Ce n'est pas de l'ironie. C'est de l'attendrissement. Je sais exactement comment filait Jean. J'ai déjà été dans ses souliers. Je sais qu'il était prêt à n'importe quoi pour garder Louise. Lui faire un autre petit, l'encabaner au bout du rang, le plus reculé, n'importe quoi pour l'empêcher de partir. Je sais qu'il ne l'avait jamais autant aimé que depuis qu'elle lui échappait...

Ça s'effiloche disais-je, mais va donc mettre le doigt sur le bobo quand t'as mal partout...