Le dimanche 2 avril 1989


Le monde est petit
Pierre Foglia, La Presse

On appele ça un " signalement ". Tout citoyen qui a de bonnes raisons de croire qu'un enfant est maltraité ou abusé de quelque façon, est tenu par la loi, de faire un signalement à la DPJ ( Direction de la protection de la jeunesse ).

Le signalement reçu, la DPJ délègue auprès de l'enfant une travailleuse sociale qui évalue la situation et saisit ou non le tribunal de la jeunesse.

Ce n'est pas Jean qui a fait le signalement à la DPJ pour dire que Marie était abusée par sa mère. Il l'a fait faire, c'était une bien meilleure idée. Un signalement venant d'un père sur le point de perdre la garde de son enfant en Cour supérieure, c'est pas très bon, mettons que ça sent un peu la vendetta. C'est mieux de faire faire la job par un expert. Un autre psy par exemple...

C'est l'avantage de vivre en démocratie. Ce n'est pas parce qu'un psy neutre, mandaté par la Cour supérieure venait d'évaluer que Louise n'était absolument pas une abuseuse, que l'affaire finissait là. C'est pas si simple. Un autre psy a parfaitement le droit de venir affirmer le contraire en contre-expertise. Suffit de le trouver et de payer ses honoraires...

Le nouveau psy, retenu par Jean, a été formel : selon lui, Louise représentait un grand danger pour sa fille. C'est pourquoi il s'est dépêché de signaler la chose à la DPJ...

Remarquez qu'il ne l'a jamais rencontrée Louise. Ça n'a pas adonné... Il l'a évaluée in abstentia, en se basant sur le mot qu'elle a envoyé à Marie. En se basant sur l'entrevue avec Jean son client, et en se basant sur l'entrevue avec la petite Marie qui lui a effectivement dit que sa maman l'embrassait sur le clitoris.

Sauf que tous les experts qui viendront après, rapporteront que la petite Marie ne sait pas où est son clitoris. Elle confond manifestement avec le bas de son ventre, avec son pubis et sa vulve.

( Je vais ouvrir ici une longue parenthèse... Si Marie qui a cinq ans connaît le mot " clitoris ", c'est évidemment parce que sa mère le lui a appris. Sa mère un peu féministe. " Non tu n'as pas de pénis ma chérie, mais tu as un clitoris, c'est aussi bien ". C'est aussi dans le bag d'une éducation moderne de nommer les parties génitales, plutôt que d'avoir recours au machin, au truc et à la petite affaire. Personnellement j'ai un faible pour les zigounettes moins cliniques que les clitoris, mais c'est affaire de poésie, pas de justice...

Bref, la petite fille sait qu'elle a un clitoris et à l'heure du bain et des becs partout-partout, elle réclame un bec sur son clitoris. Le mot lui-même - " clitoris " - est amusant pour un enfant qui découvre les sons... Reste que c'est sa vulve que sa mère embrasse, pas son clitoris. C'est bien pour ça que Marie montre sa vulve quand on lui demande, où est son clitoris...

Mais une mère peut-elle donner, par jeu, un bec sur la vulve de sa fille ? Est ce correct ? Si vous me posez la question, moi un bonhomme pas loin de la cinquantaine, un peu pogné sur ces choses-là, je vous répondrai que bof, ce n'est peut-être pas une bonne idée. Mais j'ajouterais que ça ne regarde en rien la justice...

On en reparlera. Je me devais d'ouvrir cette longue parenthèse, le clitoris de Marie devenant, si j'ose dire, l'arbre qui va cacher la forêt. Le prétexte qui va occulter le réel enjeu qui est... qui est quoi, croyez-vous ? La garde de l'enfant ? Même pas. Le réel enjeu c'est de faire mal. Par méchanceté, pas vraiment. Par amour surtout...)

Revenons au deuxième psy, celui de la contre-expertise, celui qui fait le signalement, celui qui n'a pas rencontré Louise mais qui dit qu'elle est dangereuse pour son enfant et qu'elle souffre probablement d'un problème d'identité sexuelle !!! Six experts rencontreront la petite Marie, celui-là sera le seul à trouver qu'elle est en retard dans son développement... Marie s'imagine que les enfants naissent par la bouche : retard sur le plan psycho-sexuel dû à des pratiques éducatives déviantes, conclut l'expert. Elle suce son pouce : régression ! Elle manifeste un grand attachement à sa mère pendant l'entrevue : bon, bon, suspect ! Son oedipe est pas correct...

Anyway, le signalement est fait à la DPJ. Et la travailleuse sociale qui prend charge du dossier ne rencontrera pas Louise, elle non plus ! Elle décide quand même que c'est une abuseuse, en évaluant le père et Marie. Ce qui est sûr c'est qu'elle n'a pas besoin d'évaluer la nouvelle blonde du père : elle la connaît bien. Imaginez donc qu'elles travaillent dans la même bâtisse. L'une pour le CLSC, l'autre pour le CSS. Eh oui, la nouvelle blonde de Jean est travailleuse sociale aussi, spécialisée dans les cas d'inceste.

C'est bien pour dire comme le monde est petit.

On n'oserait jamais écrire ça dans un scénario de film. On n'imagine pas la réalité capable d'un tel cinéma...

Toujours est-il que, trois jours après ( c'est allé très vite ), le Tribunal de la jeunesse était saisi. En audition d'urgence, le juge fixe des mesures provisoires : l'enfant restera avec le père mais il autorise les sorties mère-enfant en présence d'un tiers de son choix. Il entendra l'affaire sur le fond dans deux mois... Informé que le père cohabite avec une collègue de la travailleuse sociale en charge du dossier, il trouve un peu gros lui aussi, et ordonne que le dossier soit confié à une autre travailleuse sociale. Il manifeste également une certaine perplexité quant aux motivations de Jean...

Deux mois plus tard, lors de la première audition sur le fond, le juge se fâche : les travailleuses sociales ont fait obstruction aux visites, mère-enfant. La mère n'a toujours pas été évaluée. Les travailleuses sociales ont délibérément ignoré le rapport du premier expert mandaté par la Cour supérieure... Le juge n'est pas content du tout. Faute de temps, il est cependant obligé de remettre la cause à la fin septembre. On est le 10 août.

Louise accepte ce nouveau délai avec d'autant plus de sérénité que l'attitude du juge lui laisse croire que ses ennuis sont presque finis. Elle est certaine de retrouver sa fille, fin septembre...

La pauvre ! Elle ignore que Jean ne s'est pas contenté du signalement à la DPJ. Pour être bien sûr de ne pas manquer son coup, à peu près au même moment où a été fait le signalement, il a porté plainte au criminel. L'enquête a pris deux mois et demi...

Un vendredi vers midi, à la fin du mois d'août, Louise est demandée d'urgence au bureau du personnel de l'entreprise où elle travaille, à Montréal. Deux policiers de la Sûreté du Québec l'attendent avec un mandat d'arrestation...

Elle allait justement partir pour Matane, voir Marie...