Le mardi 4 avril 1989


Un aigle et une poubelle
Pierre Foglia, La Presse

La minuscule salle d'audience du Tribunal de la Jeunesse bourdonne comme une salle de classe juste avant le premier cours. Les avocates annotent leurs dossiers, les experts placotent sur les bancs arrières, le juge vient d'arriver. Ne manque que l'avocat de Jean, en retard comme d'habitude. En l'attendant le juge échange quelques propos météorologiques avec les avocates...

Les avocates sont des petites madames pomponnées et le juge lui-même a beaucoup de distinction. D'autres diraient qu'il a des manières ou qu'il est précieux.

Louise, par contre, est bien mal fagotée. Elle a cédé pour les bas nylons, mais sa jupe est trop courte et noire au lieu de mi-longue et pastel comme le suggérait son avocate. Louise est toute agressivité contenue...

De l'autre côté du prétoire, Jean, le père. Jean qui est parfait. Je ne vois pas d'autre mot. Je l'ai observé pendant une semaine : un ange au visage très fin... T'assois ce gars-là à côté de mère Térésa et des deux, tu jures que c'est lui le saint.

Mais voici qu'arrive le retardataire qui se fait un pou engueuler par le juge. On peut maintenant commencer. Quand on aura trouvé une bible. Manque la bible. Est-ce que quelqu'un a vu la bible ?...

La bible retrouvée, ouf, on passe enfin aux vraies questions. Est-ce que quelqu'un a vu louise, la mère, embrasser sa fille sur la vulve ?...

" Moi je l'ai vue ", dit le témoin. Et quel témoin, puisque c'est le nouvel ami de Louise, et qu'en principe il témoigne pour la défense...

- Oui j'ai déjà vu Louise embrasser Marie sur le bas-ventre, sur le nombril, sur la vulve..

- Sur la vulve ? Insiste le juge

- Ben oui quoi, elles jouaient, des becs sur la vulve et ailleurs, des calins avant de faire dodo...

- La mère avait sa tête dans l'entre-jambes de l'enfant ?

- Ben oui...

- La tête dans l'entre-jambes ? insiste encore le juge...

- Oui oui, répond le témoin interloqué, qui ne voit pas très bien ( comme moi d'ailleurs ) comment on pourrait donner un bec sur la vulve sans mettre sa tète dans, ou sur, ou vis-à-vis l'entre-jambes. Sûrement pas sous le bras...

Je ne vous rapporte pas cet échange par hasard. C'est un échantillon parfait, une synthèse exacte du débat sur le fond de l'affaire de Louise, au tribunal de la jeunesse.

C'est clair : pour le juge une mère ne peut pas, ne doit pas donner des becs sur la vulve de sa fille, même pour jouer, même sans insistance particulière. Et tout au long des débats, il grafignera quiconque osera dire le contraire... Ne parlons pas de ces psys flyés qui vont jusqu'à suggérer qu'une stimulation sensuelle précoce contribue au développement physique et psychologique de l'enfant. Ces experts-là, le juge les vomit. Ça parait dans sa face, ouache, beurk...

Et quand, à son tour, le spécialiste en gynécologie pédiatrique ( qui avait, celui-là, fort impressionné le juge ) laissera échapper qu'il ne se formalisait pas d'un bec sur la vulve dans le contexte d'un jeu, le juge consterné, lui fera répéter :
- Vous trouvez ça normal ?
- Ben oui, dit la sommité...

Le juge a pris alors cet air accablé que prennent les grands bourgeois quand ils découvrent que leurs pairs ont des poux aussi.

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Oui, c'est bien ce même juge dont je vous disais dans une chronique précédente qu'il avait traité Louise avec " bienveillance "... Mais c'était avant qu'elle soit accusée au criminel...

Quand Louise revient devant le Tribunal de la jeunesse en septembre, puis en novembre, et finalement en janvier dernier, le juge n'est plus du tout bienveillant. Il est même franchement hostile, pas tant envers Louise d'ailleurs, qu'envers son avocate qui, visiblement, lui tombe sur les nerfs. Dès qu'elle se manifeste, il rentre dedans, c'est effrayant de le regarder aller...

Pour le reste c'est un juge méticuleux, attentif au moindre détail, qui perd vite patience devant la bêtise, expéditif avec le menu fretin de cour. J'ai dit quelque part qu'il était comme un aigle, je le maintiens, c'est un juge qui a de la hauteur, ce qui n'est pas nécessairement la même chose que de l'élévation.

Pour ce qui est des avocates elles sont quatre à plaider. Quatre à se disputer pour un bec sur la vulve... L'avocate de Louise muselée par le juge. L'avocate de l'enfant qui fait front commun avec celle de Louise. Ce qui est quand même curieux quand on y pense, puisque l'enfant est la présumée victime et Louise la présumée abuseuse. Comment peut-il y avoir procès quand l'avocate de la présumée victime plaide qu'il n'y a pas eu crime... Il y a là une logique de cour qui m'échappe...

De l'autre côté du prétoire il y a l'avocat du père plutôt effacé. Et il y a l'avocate de la Direction de la Protection de la jeunesse. C'est elle qui mène la charge. Une charge hargneuse. Mais pas très efficace parce que dépourvue de subtilité. Une charge seulement méchante, de cette méchanceté-là jappante et obstinée des petits chiens de maison.

C'est dans ce climat hostile que l'histoire de Louise telle que je vous l'ai racontée depuis lundi a été déballée, bribes par bribes, témoins après témoins...

Rappellez-vous, Louise, à ce moment-là, était sous le coup d'une interdiction de contact avec Marie ( interdiction faite en cour criminelle ). Elle va pourtant la voir sa fille. Du moins, va-t-elle en voir certains morceaux. Comme sa vulve ouverte, projetée en couleur sur le mur. Elle va en entendre parler aussi par des témoins qui rapportent au tribunal que Marie ne comprend pas pourquoi maman ne vient plus à Matane, ne téléphone même plus...

Tenue au silence dans la salle d'audience, Louise passe des larmes à la rage. Aux pauses-café, elle bouscule un peu le mobilier dans la salle des avocates.

Dix Jours elle écoutera les autres parler d'elle. Elle se sent comme une poubelle au bout une ruelle. Il y a ceux qui lui foutent un coup de pied en passant. Et les autres qui lèvent le couvercle et fouillent dedans.

Quand elle rentre chez elle, le soir, elle prend un bain. Et elle écrit à Marie... Ma puce, sais-tu ce que je fais quand je reviens du palais de justice ? Je prends un bain bouillant. Je me frotte à m'en faire mal pour enlever cette puanteur qui me colle à la peau...

Louise écrit aussi au juge ce qu'elle n'a pas pu lui crier au tribunal...

Juge de rien, mais non ce n'est pas de l'abus de donner des becs sur la vulve de sa fille ou sur le pénis de son fils. On en donne partout des becs, pourquoi pas là. Un bec c'est un bec. Smack. Une seconde. Tu vois quelque chose de lascif, toi ? T'es tordu monsieur le juge...