Le samedi 29 avril 1989


Des nouvelles de Louise
Pierre Foglia, La Presse

Elle ne va pas bien Louise.

Personnellement je ne serais pas revenu sur cette histoire, mais il ne se passe pas un jour sans qu'on me demande des nouvelles de Louise. Eh bien voilà, elle ne va pas bien...

Je ne serais pas revenu sur cette histoire parce que chaque fois que j'en parle, je la cale. Remarquez que c'était prévu. Je l'avais avertie avant d'écrire. Je lui avais dit deux choses. Je lui avais dit Louise c'est une histoire qu'il faut raconter parce qu'elle montre des réalités dont on parle peu mais qui touchent beaucoup de monde. Elle montre comment les gens perdent les pédales dans les disputes de garde d'enfant et jusqu'où ils sont prêts à aller, pour GAGNER. Elle montre comment une société qui a toujours fermé les yeux, au nom du Père tout puissant, sur le pognage de cul en famille, comment cette société est en train de basculer dans l'excès contraire en se mêlant de réglementer l'intimité parents-enfants. Elle montre comment l'indispensable Direction de la protection de la jeunesse, investie d'indispensables pouvoirs, abuse parfois de ce pouvoir. Pire, comment cette Direction de la jeunesse gaspille parfois énergie et fonds publics, pour GAGNER la bataille juridique en utilisant des arguments croches et dégueulasses qui n'ont rien à voir, mais rien du tout, avec le bien-être et la sécurité de l'enfant en cause.

Bref, je tenais beaucoup à raconter cette histoire. " Cependant, ai-je précisé à Louise, si tu t'y opposes, je ne la raconterai pas. Parce qu'il faut que tu saches bien une autre chose : mes articles ne t'aideront pas dans ta cause. Même si je prends ton parti, surtout si je prends ton parti, c'est à peu près certain que ces articles vont te retomber sur la gueule. Avec le juge qui tu as devant toi la seule façon d'en sortir, c'est à genoux. Tant que tu vas rester debout, il va fesser... "

Je l'avais avertie Louise : " Si je recopie dans mes articles ce que tu notes chaque soir dans ton journal personnel - des choses comme T'es tordu monsieur le juge - il va te sauter dessus, c'est sûr. Il va dire : " Voyez, il faut que je la punisse, elle ne comprend pas... "

- Bof, m'avait répondu Louise, il va me planter de toute façon...

Le procès de Louise s'est terminé fin janvier. Le juge a rendu son jugement début mars : il trouvait Louise coupable d'avoir abusé sexuellement de sa fille. Il convoquait les parties pour le 4 avril pour fixer les mesures, c'est-à-dire la punition, la correction... Détail important, à la fin des auditions, le juge énonçait que quel que soit le sens du jugement qu'il rendrait, il avait l'intime conviction que la mère ne répéterait pas les gestes qu'on lui reprochait, et que pour cela il ne limitait en aucune façon les contacts mère-enfant..

Mais le 4 avril il avait changé d'idée. Il n'était plus sûr du tout que la mère ne recommencerait pas. Pourquoi ? Parce qu'entre temps il avait lu ma série d articles...
- Vous avez bien dit à M. Foglia que j'étais tordu ?
- Oui monsieur le juge...

Le juge ne l'a pas pris. Comment pouvait-on oser ne pas être de son avis ? Et comme je l'avais prévu il s'est employé à cassé la rebelle. À genoux, femme...

Est-ce vrai aussi madame que lors d'une récente visite de votre fille, après mon jugement, vous avez pris un bain avec elle ?

C'est vrai monsieur le juge, elle est entrée dans la salle de bains, elle courait toute nue, toute contente. Elle m'a demandé si elle pouvait me rejoindre. Je n'ai pas eu le courage de dire non...

Ici, le juge a atteint des sommets de " probité candide " comme disait Hugo. Rien de grave dans le fait qu'une mère prenne son bain avec sa fille de cinq ans et dix mois minaude-t-il, mais - toute sa candeur est dans ce mais - mais voilà qui nous éclaire, poursuit-il, sur les capacités de la mère de refuser certaines demandes de sa fille. Sous-entendu : qu'arrivera-t-il si l'enfant demande à être embrassée sur la vulve ?

Si vous comprenez les choses comme moi, le juge s'excite ici sur une faute qui n'est peut-être pas une faute et qui de toute façon n'a pas été commise !!! Ça doit-être ce qu'on appelle de la justice préventive...

Bref, le juge a ordonné que la mère se fasse soigner par un psy et que, pour la prochaine année, les contacts mère-enfant soient chaperonnés par une tierce personne ( petit détail : la mère habile à 400 kilomètres de la résidence de l'enfant ).

Et voilà. Un an et demi plus tard, après un procès qui a dû coûter pas loin d'un demi-million, il y a toujours quelque part, une petite fille qui braille pour revoir sa mère.

Un an et demi plus tard on ne sait toujours pas pourquoi c'est si grave pour une mère de donner un bec à sa fille sur le pubis...

Un an et demi plus tard, on revient à la case départ, puisque prochainement tout va recommencer en cour criminelle. Pourquoi ? Parce que le père a aussi porté plainte au criminel. Pourquoi ? Pour donner plus de poids à son accusation au tribunal de la jeunesse... Ça fait partie de la game juridique. C'est aussi bête que ça. Notez qu'il n'arrivera rien en cour criminelle. Même si le juge trouve Louise coupable, elle n'ira pas en prison. Et comme les mesures sont déjà prises par le tribunal de la jeunesse... Autrement dit un procès pour rien. Du fric jeté par la fenêtre du palais de justice. Pour Louise deux autres semaines d'horreur. Et pour sa fille une autre " expérience de vie " puisqu'on va la faire témoigner. Imaginez, cinq ans et demi...

Que voulez-vous, il faut bien que justice soit rendue comme on dit...

Rendu comme rendre.

Rendre comme vomir.

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Des mères m'ont écrit à la suite de cette série. Beaucoup. Elles s'indignent. Elles me racontent les caresses qu'elles échangent avec leurs bébés. Elles se considèrent insultées, salies par le jugement du juge.

D'autres femmes, 278 précisément ont signé une pétition qu'a fait circuler Françoise David, coordonnatrice générale du Regroupement des Centres de femmes du Québec. On trouvera cette pétition dans notre journal de demain. On verra que Louise n'est pas seule à trouver que son juge est tordu... Des sexologues de la clinique pour victimes d'agressions sexuelles de l'Hôtel Dieu, les intervenantes du Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de Sherbrooke, des profs, des éducatrices, des travailleuses sociales, des artistes partagent cet avis...

Reste que Louise ne va pas bien. Je suis allé prendre une bière avec elle jeudi. Je lui ai remis vos lettres. Elle lisait. Et des fois elle souriait. Et des fois elle essayait de ne pas pleurer. Finalement elle a posé la pile sur la table.

Le silence qui a suivi était pointu comme un cri.