Le jeudi 4 mai 1989


La Signora
Pierre Foglia, La Presse

Je ne sais pas comment on dit sage-femme en italien. Maman ne l'a jamais appelée autrement que la Signora. On la croisait tous les lundis au marché. Une grande et forte femme avec un air sévère qui inclinait brièvement la tête quand on la saluait. Quand nous étions passés maman disait : " C'est la Signora qui t'as mis au monde "...

Cela m'intriguait. Sans savoir exactement ce que voulait dire " mettre au monde ", j'entrevoyais pourtant que cela devait créer des liens... Alors pour quoi elle ne m'embrassait pas ? Était-elle si fâchée de m'avoir mis au monde ?

Plus tard, devenu grand, quand je la croisais seul, je la saluais en claironnant : " Bonjour signora ! " en me disant qu'elle finirait bien par me demander qui j'étais. Jamais elle a demandé.

La dernière fois que je l'ai vue, c'est quand je suis allé enterrer ma mère. Elle était assise devant chez elle, au soleil, les mains croisées sur les genoux. Je me suis arrêté pour lui parler un peu. Je lui ai dit combien elle m'intriguait quand j'étais petit. Et elle a souri quand je lui ai raconté que je pensais qu'elle était fâchée de m'avoir mis au monde...

- J'ai mis au monde tant de monde... Si je m'étais arrêté à chacun quand j'allais au marché, j'y serais encore...

La dernière fois que j'ai pensé à la Signora, c'est mardi soir, aux nouvelles de Radio-Canada. Il y avait une madame docteur, le genre pincée, qui disait : " Si les femmes savaient le peu de formation que reçoivent les sages-femmes, elles hésiteraient à se faire accoucher par elles... "

Je me demande quelle formation a reçu la Signora... Ma mère m'a raconté la nuit où je suis né. On avait descendu le lit dans la grande pièce en avant qui servait de cuisine. On n'avait pas l'électricité, bien sûr, ni le gaz. Mon père éclairait la scène avec une lampe à l'huile qui fumait. " C'est un garçon ! a dit la Signora, il a des grands pieds, il ira loin... " Une voisine tirait de l'eau à la pompe, dans la cour. Elle versait ses brocs dans une grande bassine où la Signora mettait déjà à tremper les linges souillés.

Je me suis demandé en écoutant la madame docteur à la télé si elle savait lire l'avenir des bébés juste en leur regardant les pieds...

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Il y avait aussi Augustin Roy, l'autre soir, aux nouvelles de Radio-Canada, le président de la corporation professionnelle des médecins...

Si j'étais médecin, cela m'ennuierait beaucoup d'avoir un président comme celui-là. J'aurais un peu honte de le voir incarner ma profession à la télévision et dans les journaux. Toujours borné. Toujours professionnaleux. Toujours corporatiste au sens le plus peureux, le plus défensif du mot.

Me semble que ce n'est pas rendre justice aux médecins d'aujourd'hui. Me semble que c'est une profession où il y a de plus en plus de monde le fun. Pour vous dire, moi qui les fréquente beaucoup pour cause d'hypocondrie galopante, le dernier tata que j'ai rencontré dans ce métier-là remonte à plus de dix ans. C'était mon ex-propriétaire, un obstétricien à Corvette, justement... Depuis je n'ai rencontré que des médecins fort sympathiques, consciencieux et compétents, et surtout d'une grande modestie professionnelle, même si j'en soupçonne quelques-uns d'être rien de moins que des savants et peut-être même des saints. J'en souris à peine...

J'ai vérifié auprès de ceux-là. Une douzaine peut-être. Ceux-là n'ont rien contre les sages-femmes et sont bien prêts à les côtoyer dans les salles d'accouchement. Ceux-là sont ouverts aussi à certaines médecines douces, que ce soit l'homéopathie ou l'acuponcture, en autant qu'on éloigne les charlatans et les gourous et qu'on marque bien la frontière entre médecines et religions...

Pour revenir aux sages-femmes, les médecins que j'ai joints trouvent un peu dégeulasse que leur corporation fasse freaker le monde avec des histoires d'accidents et de négligences quand au fond, tout cela n'est qu'histoire de gros sous. En salle d'accouchement, il n'y aura pas plus d'accidents ( pas moins non plus ) avec les sages-femmes qu'avec les médecins...

Les médecins dont je parle ici trouvent tout à fait sain qu'on revienne à des accouchements plus " naturels ", moins médicalisés. Ils trouvent, comme les sages-femmes, qu'on fait actuellement bien des césariennes pour rien dans les salles d'accouchement...

Cela dit ils mettent en garde contre les grossesses " spirituelles "... Il y aurait deux sortes de sages-femmes. Les techniciennes de la grossesse et de l'accouchement, granoles cela va de soi, avec diète, relaxation et toutes ces affaires-là. Du bien beau monde.. C'est de l'autre sorte qu'il faut se garder. Les sages-femmes spirituelles. Les " écoute ton foetus et parle-lui ", mon vieux. Les gourouses de l'accouchement par visualisation sur fond de musique nouvel-âge. C'est plein dans mon coin. Bromont, Sutton... Fuyez-les. Donnez une petite chance à ce foetus-là de ne pas naître idiot. Il découvrira Languirand bien assez tôt, allez...

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Au fond, sage-femme ou médecin, ce n'est pas important. Ça dépend de la sage-femme, ça dépend du médecin... La madame docteur a dit quelque chose d'assez bête mardi soir aux nouvelles de Radio-Canada. Parlant du peu de formation que recevaient les sages-femmes, elle a dit : " Savez-vous qu'elles deviennent sages-femmes après deux accouchements seulement ? "

Et les médecins, donc ? Il doit bien y avoir un moment où ils font leur premier accouchement aussi, non ? Stagiaire, interne ou médecin reçu, ça fait une belle une jambe à la parturiente. Est-ce qu'on lui demande son avis quand elle est dans la salle d'accouchement ? Lui dit-on : " Notre médecin de garde en est à son premier accouchement, mais cout'donc, faut bien qui commence..."

Vers le milieu des années 70, j'avais un ami jeune médecin qui faisait son stage à Notre-Dame. Je tenais salon rue Rachel à l'époque, pour quelques noctambules tripeux, et ce jeune médecin était des nôtres. Il découvrait et nous faisait découvrir le merveilleux monde de la médecine, tantôt avec consternation ( surtout quand il était question de ses confrères ), tantôt avec une grande passion. Je me souviens en particulier avec quelle fébrilité il attendait de mettre au monde son premier bébé... Je lui avais même dis : " Tu me l'offres, celui-là. Tu le mets au monde pour moi, avec toute la douceur dont tu seras capable... "

Et une nuit, c'est arrivé. Un garçon. Une mère qui n'avait pas tellement envie d'avoir un enfant, paraît-il. Mais ça fait rien, mon ami médecin était encore triomphant le lendemain en me remettant une empreinte des pieds de son premier bébé.

Des grands pieds. Il doit être loin aujourd'hui...

C'est ce que je vous disais. Sage-femme ou médecin. C'est pas important. Premier ou centième non plus. C'est le coeur qu'on y met, finalement.