Le jeudi 21 décembre 1989


89 vu par Pierre Foglia
Pierre Foglia, La Presse

( CET ARTICLE EST TIRÉ DE L'HEBDOMADAIRE QUÉBÉCOIS VOIR DU 21 DÉCEMBRE 1989 )

Pourquoi un bilan de l'année ? On pourrait très bien s'en passer, vous savez...

Avant qu'on invente le calendrier, on ne faisait pas tant d'Histoire... Les évènements descendaient si lentement le cours tranquille des saisons que l'homme se souvenait pour toujours des plus petits détails. Bon c'est vrai, il ne pouvait pas préciser si c'était à la fin avril ou à la mi-mai que le pape était allé en Pologne. Mais anyway il n'y avait pas de pape. Et pas de Pologne.

Il y avait seulement dans l'univers de l'homme, sa hutte sur un button, des vergers tout autour, quelques mammouths sous les pommiers et sa fiancée dans le jardin qui arrosait les salades. Et il se rappellerait toute sa vie, parce qu'il n'y avait pas autre chose à se rappeler, qu'elle portait ce jour-là une robe bleue et que l'air était jaune et que ça sentait les foins et qu'il était foutrement heureux.

La notion de bilan de l'année n'a surgi que beaucoup plus tard, avec l'apparition du calendrier. Le temps s'est alors trouvé comme très comprimé. Les événements n'avaient plus que 52 semaines pour arriver, pas une de plus. Et forcément, ils ont dû accélérer. De plus en plus vite, de plus en plus speedés. Et disons-le, on est arrivé au point où les événements se précipitent littéralement sur nous, mon vieux.

Même que des fois l'événement se précipite tellement qu'il arrive avant son contenu, avant les faits, avant la marchandise. Si bien qu'on n'a que la peau de l'événement avec rien dedans. Comme l'autre jour à Gaspé. La police a annoncé à la presse qu'elle N'AVAIT PAS saisi 15 tonnes de cocaïne uniquement parce que ces 15 tonnes NE SONT JAMAIS PARTIES de Colombie. Les trafiquants sont rendus vicieux en sacrement ! La police a quand même arrêté 22 personnes, à tout hasard. On n'est jamais trop prudent avec les événements qui n'arrivent pas, ce sont les plus hypocrites...

Donc les événements se précipitent et se multiplient à l'infini et je trouve tout à fait vain d'essayer d'en dresser un bilan. Il faut se concentrer sur l'essentiel... Qu'on sache, par exemple, que 1989 a été une bien meilleure année pour les Roughriders de la Saskatchewan qui ont gagné la Coupe Grey, que pour Bette Davis et Georges Simenon... Qu'on se souvienne aussi que ce fut une assez bonne année pour le culturel, je pense en particulier à une entrevue dans l'Express sur Luc Plamondon qui nous apprenait dès les premières lignes qu'il était diplômé en histoire de l'art et qu'il parlait cinq langues. " Mais je n'étale pas ma culture, s'empressait-il d'ajouter, je suis un intello populaire. "

Est-ce cette entrevue qui a donné l'idée aux Japonais d'investir dans le domaine connexe de l'intello sanitaire ? Il faudra se rappeler que c'est en 89 que les Japonais ont identifié une " Toilette intelligente " qui analyse l'urine de son utilisateur et affiche le résultat sur un écran placé au-dessus du bol...

Qu'est-ce qu'on disait ? Ah oui, l'essentiel mon vieux. L'essentiel et peut-être, aussi, s'il nous reste un moment, choisir l'événement de l'année le plus encourageant, celui qui laisse le plus à espérer pour l'avenir de l'humanité...

Pour 1989 j'ai choisi un fait divers. Belge. C'est arrivé cet automne à Liège. Un braqueur de banques, Philippe Delaire, s'évade de prison avec quelques complices. Ils cavalent une longue semaine. Prennent des otages. Demandent et obtiennent une fabuleuse rançon, Relâchent les otages. Et finalement sont cernés en haut d'une tour dans le quartier des affaires à Liège.

Delaire prend alors les billets de la rançon et les lance du haut de la tour. Il regarde un instant descendre cette pluie de billets vers la foule qui fait " oh " et qui fait " ah ", 35 étages plus bas. Il dit à ses complices : " C'est amusant, non ? ".

Et il se tire une balle dans la tête.

Ce qu'il y a d'infiniment encourageant dans cette histoire pour l'avenir de l'humanité, c'est que l'homme soit encore capable de s'amuser juste avant de mourir.