Le jeudi 22 novembre 1990


PIERRE FOGLIA
Pierre Foglia, La Presse


par Jean Barbe

( Cet article est tiré de l'hebdomadaire québécois VOIR )

C'est un homme qui a de la colonne... Trois par semaine depuis 16 ans. Il a écrit des milliers de pages pour nous dessiller les yeux, belles, dures et drôles. C'est aussi le papa de toute une génération de journaliste, nourrie de sa prose caustique. S'il n'avait pas été là, nous ne serions pas ici.

LA CHRONIQUE DES CHRONIQUES

" De tous les animaux domestiques, le lapin est indiscutablement celui que je connais le mieux. Si je savais des sciences mécaniques ce que je sais des lapins, j'inventerais sûrement un jour le parapluie à pédales pour se promener sous la pluie sans se mouiller les pieds. "

- Pierre Foglia, 7 novembre 1974.

Il affirme ne rien savoir des sciences mécaniques, ce qui ne l'a pas empêché, un jour, de réinventer la lasagne, le camion de pompier, la tondeuse à gazon et Michèle Richard en l'espace d'une seule chronique.

Il affirme n'être pas poète, ce qui ne l'empêche pas d'être un papouète pêchant au harpon, dans un étang vaguement surréaliste, les petits poissons argentés dont se nourrissent au quotidien l'Homme et sa Fiancée.

C'était cet homme-là que je voulais rencontrer avec toute une gang, un samedi après-midi d'hiver de 1982, pour lui montrer notre journal de cégep et lui demander ses commentaires et ses conseils. Il était arrivé en retard, traînant un air magané et des bottes de ski-doo sur le plancher.

" Écrire ça ne s'apprend pas, qu'il disait. Quand on écrit comme un pied, on aura beau s'entraîner, on finira juste par écrire comme un pied en santé. "

Glurp.

Puis il nous avait jasé de journalisme. Oh ! il était gentil, c'est pas ça. Mais il s'intéressait surtout à une fille du groupe, venue pour tripper, qui avait cette particularité de vendre du bon hash. Il l'a revue, je crois, quelques fois.

Un an plus tard, lisant sa chronique, j'ai vu mon nom dans le bas de la page : Jean Barbe, appelle-moi au bureau...

Ses patrons de La Presse cherchaient depuis un an des jeunes pour chroniquer, à l'occasion de l'année de la jeunesse. Ils n'avaient trouvé que des militants revendicateurs portant barbe et béret ou des tatas poétisant sur la cruauté du monde des adultes.

- Je vais vous en trouver, moi, des jeunes, leur avait dit Foglia.

- Ouais, ouais, certain, avaient répondu ses patrons, qui le trouvaient bien bon, mais pas sérieux pour deux sous.

Alors il a fait travailler les ti-culs du cégep. Le premier papier que je lui ai montré, il l'a lu, il l'a chiffonné et il l'a mis au panier.

Glurp.

" Mêlez pas les affaires. Si vous voulez durer, écrivez sur un sujet à la fois, pas douze. Gardez-vous en pour plus tard. Mais il faut qu'il y ait un os. Un os par chronique, pour que les lecteurs aient quelque chose à ronger. Un os ! Un noeud, quelque chose au centre... "

J'ai recommencé. Tout l'été. Et au mois d'août il a dit :
" C'est pas terrible, mais mes boss vont tripper. "

Et ses boss ont trippé, ce qui ne les a pas empêchés de nous slaquer, après l'année de la jeunesse, et de retourner leur veste en disant qu'on était devenu vieux. Les gueux.

Il affirme n'avoir rien d'un maître à penser, Foglia, n'empêche que je lui dois mon métier.

LE VOYAGEUR IMMOBILE

" Il me semble que plus je voyage, et moins je vais loin. "

- Pierre Foglia, 2 novembre 1974.

Italien de France en route pour l'Australie, il est devenu Québécois. Mécanicien raté et typographe heureux, il s'est mis à la plume quand le plomb est devenu trop lourd pour l'imprimerie. Journaliste sportif, il décrivait les estrades plutôt que les performances des athlètes.

Il n'est jamais là où on croit qu'il devrait être, et ça finit par ressembler à une stratégie. La stratégie de la liberté ?

Au début des années 70, il était journaliste à la section sport de la Presse, une section qui s'éclatait comme une bête. Ce journal familial avait des relents de hasch, et beaucoup de moyens. À l'occasion d'un combat de boxe, Foglia était-il envoyé à Kinshasa ( " Le Rouyn-Noranda de l'Afrique noire " ) qu'il parlait d'une statuette de Vierge à l'enfant, achetée quelques zaïres sur la rue. Sa chronique s'appelait Mon oeil sur le sport, devint Mon oeil tout court. Plus tard, elle n'aura de nom que celui de son auteur.

" J'ai mes trucs. Par exemple, quand je suis en voyage, j'essaye d'être doublement à côté de la track. Je fais un papier à côté du sujet et des flashes encore plus à côté. Fuck ! Je dirai pas de nom, mais il y a du monde, aux sports, qui font comme moi alors qu'ils connaissent très bien la game. Ce sont de vrais journalistes sportifs, qui pourraient écrire de la vrai information ! Tu comprends-tu ? Mais y font du style. Font chier. Moi je fais ça parce que c'est ce que je sais le mieux faire et que souvent le gros sujet ne m'intéresse pas... Mais je me pogne pas le cul ! J'ai conscience de ce que ça coûte, les voyages. Je suis le fils de ma mère, l'Italien pauvre, j'ai le sens de l'argent. On me dit : " La belle job ! Voyager sur le bras du journal et faire des petites chroniques ! " Mais c'est du travail en sacrament... Je suis pas encore débarqué de l'avion que je cherche des sujets ! J'ai l'obsession d'être lu. Je vais mourir en voyage, mais ça sera en faisant une chronique. Tu comprends-tu ? Je me dis : Fuck ! Mes boss payent deux, trois mille piasses pour m'envoyer en Afrique, sacramant je vais leur en donner pour leur argent ! "

C'est l'étrange paradoxe du voyage à la Foglia. Centrifuge ou centripète ? Plus il va loin, plus il parle des petites choses qui pourraient être d'ici.

Son champ d'investigation est le champ, justement, où poussent les salades. On ne peut pas seulement écrire sur Mulroney, et les petits détails font aussi les grandes peintures. On ne fait pas la une avec trois prunes qui mûrissent au soleil sur le rebord d'une fenêtre de cuisine, mais on en fait une chronique qui parle de la notion du temps qui passe, de la nature versus la culture et de toutes ces sortes de choses...

Alors Foglia voyage partout mais n'a plus d'appartement à Montréal. Il chronique de Saint-Armand, de sa maison bleue, de son bureau au deuxième.

" Je sais bien que je pourrais me forcer un peu plus, mais j'ai quand même le beat de la rue. Il y a des journalistes qui habitent Montréal, mais ils ne marchent pas dans les rues. Ils prennent leur auto pour rentrer à la maison. Ils ne voient rien. "

D'ailleurs, pour parler de ce dont il parle, pas besoin de recherches intenses. Pas besoin de faire des interviews.

" Je n'y crois pas, aux interviewes. Tu passes une heure avec une personne, et t'es censé la connaître ? Fuck. "

Et puis, son champ d'information, c'est le regard qu'il pose sur les choses. C'est sa curiosité pour ce dont on n'est plus curieux parce que ça fait partie du paysage. Et c'est, aussi, souvent de donner une claque à ce qui est immobile. Au fil des années, il a constitué son propre dictionnaire des idées reçues. Son bêtisier.

" Il y en a qui disent que je n'aime rien. C'est pas vrai ! Quand je dis que quelque chose est de la marde, C'EST DE LA MARDE. De la vraie, de la puante. C'est pas parce que ça me déplaît juste un peu, je ne me force pas pour détester... "

C'est vrai. Même qu'il a été gentil, quand je l'ai rencontré, la semaine dernière dans un café. Il a été gentil pour La Presse et pour Montréal, et pour le Québec tout entier.

" Je suis très reconnaissant à La Presse, la société qui entoure La Presse, le Québec. Je suis très reconnaissant parce qu'ils m'ont permis de faire ce que je fais, ce que je n'aurais pas pu faire à Milan, à Toulouse ou ailleurs. Il n'y a qu'ici que j'aurais pu faire ça. Je ne sais pas ce que ça veut dire du Québec, si c'est une bonne ou une mauvaise chose, mais j'ai beaucoup de gratitude... "

PARLER POUR PARLER

" Parce que je dis souvent "je" dans mes chroniques, les gens m'abordent en disant : " J'aime beaucoup comme vous êtes "... Mais ils se trompent. Ils ne peuvent pas savoir comment je suis. Je ne suis pas très représentatif de moi-même. "

- Pierre Foglia, 29 novembre 1986

Peut-on écrire " je " pendant seize ans sans se livrer ? Oui quand le " je " n'est là que pour parler des autres. Ses imitateurs s'y sont cassé les dents, à force de parler de leur nombril pour faire flyé.

Le " je " de Foglia ce n'est pas le regard de lui sur lui. Le " je " de Foglia, c'est un point de vue. Il se grimpe dessus comme sur une montagne, pour mieux voir le paysage alentour.

Résultat : il y a toujours un double discours dans ses chroniques. Une opinion, puis une opinion sur l'opinion.

Conséquence : on ne le lit pas toujours très bien.

" Je ne pense pas en termes de chroniques bonnes ou mauvaises, réussies ou ratées. Je ne me rappelle pas de mes " bonnes " chroniques. J'ai surtout en tête celles qui n'ont pas été comprises. Fuck, celle à laquelle je pense, là, c'est ma chronique sur les livres et la TPS. J'ai dû mal m'expliquer.. J'ai jamais dit que la TPS sur les livres était une bonne chose. J'ai juste dit que si on est prêt à payer 25 $ pour un livre, on allait trouver le fric pour payer 29 $. Qu'il fallait pas capoter à ce point. C'est tout. Et puis j'ai dit que si ça a pour conséquence qu'on publie un peu moins de jeunes auteurs, c'est peut-être pas une mauvaise chose. Je pensais à toute la marde qui se publie... Et là, je reçois une lettre d'une fille qui est en sacramant parce que, justement son roman a été refusé par les éditeurs. Fuck ! Ça se pourrait-tu que ça soit pas bon ? Faut-il absolument publier ? Écrire, c'est une chose, c'est très bien. Mais si tout le monde te dit que c'est de la marde, c'est parce que c'est de la marde. On a le droit d'écrire, mais le droit de publier, ça n'existe pas... "

Sans doute pour ça qu'il est reconnaissant à La Presse et au Québec. Il a le privilège de publier. Sans doute pour ça qu'il ne prend pas sa chronique à la légère.

" J'ai l'obsession d'être lu, dit-il. Un journal, c'est fait pour être lu, par le plus de monde possible. Beaucoup de mes collègues sont très sérieux dans leur recherche, mais ne pensent pas à être lus. "

Je ne sais pas, vous, mais moi je le lis. Et je le lirai encore, jusqu'à ce qu'il passe à autre chose, ce qui arrivera forcément d'ici quelques années. Et entre-temps je lui serai reconnaissant d'avoir décoincé le journalisme, d'avoir substitué à l'éclairage cru des flashes de caméra la lumière oblique des après-midi d'été qui restitue aux choses leur rondeur et leur sel.

" Quand je fais l'âne, on me donne du foin, alors que ce serait tout le contraire si j'élevais des lapins. "

- Pierre Foglia, 8 novembre 1984.

Le 30 novembre, il aura cinquante ans.

Bonne fête, mon vieux.