Le samedi 5 janvier 1991


Des trous dans la tête
Pierre Foglia, La Presse

J'ai passionnément dévoré pendant les Fêtes le livre de Neil Sheehan, L'Innocence perdue. Vous en avez sûrement entendu parler. Et peut-être lu. C'est sorti cet été en français, au Seuil. Anyway, c'est une stupéfiante et véridique chronique guerrière qui raconte le merdier du Vietnam où sont morts, ABSOLUMENT POUR RIEN, 58000 soldats américains...

Cette autopsie de l'une des plus meurtrières conneries de l'Histoire contemporaine nous montre comment l'administration Eisenhower, au milieu des années 50, et encore plus celle de Kennedy à partir de 60, ont mal lu le Vietnam. Combien elles se sont trompées sur Ho Chi Minh ( plus nationaliste que communiste à l'époque ) et combien elles étaient habitées, ces administrations, par la certitude d'apporter le bonheur à ces petits sauvages jaunes qu'elles méprisaient avec bienveillance.

Mais le plus saisissant dans ce livre, c'est l'autopsie ( involontaire, me semble-t-il ) que l'auteur fait de la guerre en général... Involontaire en ce sens que son héros n'est pas un pacifiste, loin de là. C'est même un foutu Rambo, un casse-cou " qui n'avait aucun scrupule à tuer et se considérait comme un gardien de l'empire américain ". Il était cependant très opposé à la stratégie des généraux qui géraient le conflit, opposé en particulier à " la guerre totale " du général William Westmoreland. Et c'est pour nous montrer quels joyeux totons étaient ses supérieurs que ce héros nous entraîne dans le ventre de la grosse machine guerrière, démonte pour nous sa mécanique, met le doigt sur les engrenages fuckés...

C'est donc une machine qui fonctionne au sang et au fric. Mais ça, on le savait déjà. Ce que l'on voit dans ce livre-là, c'est que la machine de guerre se nourrit aussi d'ambitions et d'obsessions... Ce sont les guerres qui modèlent les carrières des généraux. C'est leur théâtre et ils se dépêchent d'y briller. Comme ils n'ont pas le droit de se tromper à cause des terribles conséquences ( la mort de milliers de soldats ), alors ils ne se trompent pas, tout simplement. Ils s'entêtent seulement dans leur erreur, sans jamais l'admettre. Au point, par exemple, où un Westmoreland a pu mener sa guerre totale pendant près de quatre ans avant que quelqu'un ne s'avise que, stratégiquement parlant, cette guerre totale était d'une totale absurdité... Quelques centaines de milliers de cadavres plus tard, Westmoreland s'est ainsi retrouvé sur une tablette. Pas fusillé pour crimes contre l'humanité. Ni même désavoué. Sur une tablette ! Comme un quelconque cadre incompétent dans une manufacture de chaussures...

En 1965, alors que la guerre n'était pas encore vraiment engagée pour l'armée américaine - et que la question se posait : tout arrêter ou envoyer des renforts considérables -, le secrétaire adjoint à la Défense quantifiait dans un rapport secret les raisons pour lesquelles les États-Unis devaient s'engager à fond dans la guerre du Vietnam :
- 70% pour sauver la réputation des États-Unis ;
- 20% pour préserver le Sud-Vietnam de l'emprise chinoise ;
- 10% pour permettre au peuple du Sud-Vietnam de vivre mieux et librement...
Pendant ce temps-là, on parlait à l'Américain moyen de liberté, de démocratie et de salut de la chrétienté...
À dix jours d'une autre guerre, qui nous prouve que M. Bush a mieux lu l'Irak ( et le monde arabe ) que Kennedy avait lu le Vietnam ?
Qui nous dit qu'il ne se trompe pas autant sur Saddam Hussein que ses prédécesseurs se sont trompés sur Ho Chi Minh ?

Qui nous dit que ce n'est pas ( disons à 70 p. cent ) pour ne pas avoir l'air de reculer qu'il va foncer ?

Il y aura bientôt 420000 Américains dans le Golfe, le même nombre qu'en 1967 au Vietnam. Quand ils auront frappé le 17 ou le 23 janvier, que Bagdad sera rasée et le Koweit un brasier, ça prendra combien de temps au nouveau Westmoreland pour admettre que c'est tout le monde arabe qu'il a maintenant sur le dos ?

À dix jours d'une autre guerre, je terminais la stupéfiante et véridique chronique guerrière de Neil Sheehan et je me disais : il n'y a qu'une chose qui ne soit pas juste dans ce livre : le titre, du moins sa traduction. Très mauvaise idée d'avoir traduit A Bright Shining Lie par L'Innocence perdue. Les peuples retrouvent toujours leur innocence quand vient le temps de se faire fourrer encore. Et encore...

Rappelez-vous, juste avant le Vietnam, les Américains venaient de se faire planter en Corée. 55000 morts.

Écoutez-les, les sang-pour-sang réalistes, écoutez-les qui s'interrogent douloureusement : " Oui, mais a-t-on le choix, cette fois, devant ce fou de Hussein ? "

C'est l'évidence même. L'homme qui fait la guerre n'a jamais le choix. Ou bien il est attaqué et il doit se défendre. Ou bien il attaque au nom de la justice, de la civilisation, de la liberté, de l'honneur, du pétrole, de dieu, de la tarte aux pommes, va savoir, toutes les raisons sont bonnes finalement...

Et puis quand les temps sont drabes, que les affaires ne vont pas très bien, que l'aventure est réduite à zéro dans ton bungalow de Middeltown, Connecticut, une petite guéguerre, why not ?

Toutes les raisons sont bonnes avant le premier coup de fusil, avant la première bombe. Après le premier enfant tué, ces mêmes bonnes raisons deviennent complètement pourries. Mais il est trop tard.

J'entendais ce matin à la radio une statistique absolument extravagante. 57% des Américains souhaitent une intervention dans le Golfe. Souhaitent la guerre, donc. Sauf, et c'est là l'extravagance, sauf que ce pourcentage tombe spectaculairement ( la nouvelle ne précisait pas de combien ) quand on souligne aux gens qu'évidemment cette guerre fera des milliers de morts américains.

Ne trouvez-vous pas délirant qu'on doive souligner ? Est-ce l'omniprésence des caméras dans le Golfe ? On jurerait que dans ce pays déjà très malade de la télé, cette guerre est envisagée comme une nouvelle série télévisée. Une guerre commanditée par Coke, bientôt ? Une guerre qu'on zappera pendant les commerciaux ?

Reste que la guerre est un fabuleux événement. Imbécile, c'est sûr, mais qu'on en dise ce qu'on voudra, imbécile, monstrueuse, dégeulasse, cela ne l'a jamais empêchée d'éclater, ni de durer, ni de faire des millions de morts ; ni, une fois finie, une fois juré-craché que c'était la dernière, de recommencer avec des armes de plus en plus meurtrières.

C'est peut-être ce qu'il y a de plus fabuleux dans la guerre : le recommencement. Comme si l'horreur, au lieu de laisser une blessure au coeur de l'homme, faisait des trous dans sa mémoire.