Le mardi 8 janvier 1991


Point final la mort
Pierre Foglia, La Presse

Quelques petites choses à ajouter à ma série sur la mort. J'attendais la fin des Fêtes pour le faire. Quelques détails, quelques fantômes, des remerciements, le courrier et quoi encore ? Sûrement ma manie du rangement. Mettre en ordre avant de fermer la boîte. Voilà...

Le courrier d'abord. Plusieurs bénévoles ( comme Lise Durand ) me pressent de m'expliquer sur ma méfiance devant les techniques d'accompagnement aux mourants...

Qu'est-ce que voulez que je vous dise ? Quand la civilité devient une technique, quand le bon sens devient un concept, quand " l'allant-de-soi " est affublé d'un mode d'emploi, je me méfie, c'est tout...

Une anecdote, tiens, qui résume assez bien ce que je pense de tout ça. C'était pendant mon reportage. Un après-midi au bureau, je m'en allais quant une collègue me lance en regardant l'heure :
- Y'en a qui finissent tôt...

Je vais rencontrer une vieille dame en phase terminale. Tu veux peut-être y aller à ma place ?

Tout cela dit sur un ton de badinage confraternel, sauf que ma collègue a ajouté, cette fois sérieusement :
Une vieille dame qui va mourir ? Tu devrais lui apporter des fleurs...

Ce que j'ai fait. Et la vieille dame ravie de me féliciter mille fois de ma délicatesse...

Je précise que cette collègue n'a suivi aucun cours de formation sur les processus communicationnels avec les mourants ( comme y disent à l'université )... Je vous fais remarquer d'autre part que si moi, j'avais pris un de ces cours de formation, je n'aurais pas eu, pour autant, l'idée de passer chez le fleuriste.

Ce que je veux dire, c'est qu'on peut apprendre à donner un lavement. Mais on n'apprend jamais, nulle part, la délicatesse. La tendresse.

Toujours le courrier. Cette lettre de Mme Boucher de Napierville. Toute simple et toute sonore de l'écho d'un cri : " Il manque à votre série, M. le journaliste, un article sur ceux qui restent. Mon mari, 28 ans, est mort en septembre dans un accident de la route. Il me laisse avec notre fille de 2 ans. Et je suis enceinte de 6 mois et demi... C'est étonnant tout ce qui sort de nous quand on vit une si grande peine. Toutes ces questions sur la vie..."

Je l'avais préparé cet article sur ceux qui restent, en insistant sur l'instant précis où leur horizon bascule. Sur ceux qui, deux secondes avant, dormaient, ou épluchaient des patates, ou prenaient leur douche...
- Voilà, voilà j'arrive...
- Madame Boucher ? Soyez courageuse...
L'ABÎME ANNONCÉ -

Comme celle-là dont la mère a été tuée par une voiture de la police de Laval. Le téléphone en pleine nuit :
- Allô ?
- Vous êtes bien Mme Bisson ? Quelle est votre adresse ?
- Pourquoi me demandez-vous ça ? Qui êtes-vous ?
- Connaissez-vous Marielle Pelletier ?
- Oui c'est ma mère...

Le lendemain matin dans La Presse, on parlait du policier qui avait causé l'accident, traumatisé qu'il était le pauvre homme... Quant au maire de Laval il a fallu qu'on l'asticote, qu'on lui demande si ça ne lui arracherait pas trop la gueule de présenter ses condoléances à la famille, pour qu'enfin il adresse aux Bisson une lettre de sympathie qui commençait ainsi : La présente a pour objet...

Il y a pire que la mort m'écrit Louise Guérard, il y a le COMA... Son mari, dans le coma pendant un an, s'est finalement réveillé. Amour regarde-moi, il a tourné la tête. Donne-moi la main, péniblement il a tendu la main. Ça fait deux ans maintenant. Il n'a toujours pas l'usage de la parole. Paralysé presque complètement. En langage hospitalier on appelle ça un " lock-in ". Enfermé dedans. Moi j'appelle ça l'enfer, dit madame Guérard...

Beaucoup d'autres témoignages dans ce courrier, d'autres histoires de vie et de mort mêlées. Celles de Michel Cantin, de France Lapointe, de Ginette, de Danielle Cloutier, de Johanne Perreault, de Tharsyle Gélinas...

Reçu aussi le dessin d'un petit matin éternel de Marcel Leblanc d'Arthabaska, en forme de beigne plein ( le matin, pas Marcel ).

Et Diane en suspens comme une lune au-dessus d'un étang, Diane qui se trompe énormément pour les éléphants, sur Dieu et sur Kübler-Ross mais c'est bien de ses affaires...

Et Andrée enfin, qui ne m'a pas écrit mais que je suis allé voir quand même, Andrée toute rose, Andrée aux trois chats, Andrée avec une terrible douleur là... Andrée qui m'a montré une photo de Marilyn Monroe prise à la morgue. Dites-moi que je n'aurai pas l'air de ça, M. Foglia...

Les remerciements enfin. On n'écrit pas une série sur un sujet aussi complexe sans consulter, sans téter la science des savants et l'expérience des praticiens... J'ai eu la chance, au tout début de mon reportage, de tomber par hasard ( dans un cours à l'UQAM ), sur Luce Des Aulniers, docteur en anthropologie, auteur d'une monumentale thèse défendue en Sorbonne sur le mourir ( Une anthropologie de la menace )... Disons que c'est Mme Des Aulniers qui m'a mis sur les bonnes tracks. C'est elle aussi qui a attiré mon attention sur le narcissisme qui inspire parfois ( souvent ? toujours ? ) l'accompagnement aux mourants. C'est elle qui m'a prévenu contre les bavardes thérapies, contre l'extorsion du " vécu " des mourants par les voleuses corneilles ( ce que Foucault appelle si joliment la " dictature de l'aveu " ). Bref, toutes les sottises que je n'ai pas dites sur la mort ( il y en a quand même quelques-unes ) c'est grâce à Luce Des Aulniers. Ma reconnaissance éternelle, donc.

Merci aussi aux infirmières des soins intensifs de l'hôpital Notre-Dame de m'avoir " branché " sur leur univers high tech...

Merci, pour une après-midi pleine de bontés, à François Ouellette et à sa femme le Dr. Renée Paré, tous deux du service des soins palliatifs du Centre hospitalier des convalescents de Montréal... Et enfin mes salutations très très respectueuses à Mme Stone, de Aylmer, pour Éloïse et pour l'amour qui est parfois héroïsme...

Voilà, point final la mort. J'en parlerai encore mais comme on parle de poésie, de culture en général, de désespoir pittoresque, de la guerre, de la chasse aux lapins, d'une rose sur une table en faux-marbre, de la vie quoi, qui est 100 p. cent polyester.

Mais puisqu'il me reste quelques lignes, cette statistique publiée dans Libération ( 16 janvier 89 ) sur les accidents du travail aux États-Unis. 60000 morts au travail chaque année, 240 par jour en moyenne...

Ce sont les bûcherons qui sont les plus exposés aux accidents mortels. Puis les pilotes d'avion. Puis les travailleurs de l'amiante. Puis les ouvriers spécialisés en structures métalliques. Les pompiers. Les éboueurs, etc...

Les moins exposés ? Les bibliothécaires. Et moins encore ? Je vous le donne en mille : Les embaumeurs ! Les sacraments !