Le vendredi 18 janvier 1991


C'est pas fini, ça commence...
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Jordanie, Amman,

" My, my, my, disait le cameraman américain, it's over. Les Irakiens viennent de découvrir ce qu'est la guerre hightech ! "...

C'était l'autre nuit, quelques heures après le début des bombardements. C'était un de ces Américains imbibés de bière après une soirée passée au bar de l'hôtel. C'était dans le lobby du Philadelphia. Derrière le comptoir, il y avait quelques employés jordaniens, figés dans leur rage muette.

L'Américain, qui ne les voyait pas n'arrêtait pas de répéter : " C'est fini, c'est fini ". Tant et si bien qu'un des Jordaniens a perdu patience. D'une voix polie et glacée, il a corrigé : " Non monsieur, la guerre n'est pas finie. Elle commence ".

Quand j'ai repensé à cette petite scène ce matin, je suis allé trouver l'employé en question. Je lui ai rappelé ce qu'il avait dit...
- Vous croyez vraiment que ça commence ?
- Je le souhaite en tout cas...
- Vous souhaitez la guerre ?
- Contre Bush et Israël, oui, jusqu'au bout...

Je ne suis pas allé demander au cameraman s'il pensait vraiment que la guerre était finie. Je sais qu'il le pense. Comme des millions d'autres Américains aux États-Unis aujourd'hui. Ils sont persuadés que leur haute technologie guerrière a eu raison de Saddam et de l'Irak. Youppi. Cette fois-ci non plus, ils ne comprennent pas qu'ils vont perdre cette guerre tôt ou tard, précisément parce qu'ils sont les plus forts. Ce n'est pourtant pas si difficile à comprendre, mais c'est un peu le problème des Américains à la guerre : high tech jusqu'au bout des doigts et King Kong dans la tête. Surtout Kong !

La journée a été moins calme que la nuit à Amman. Si j'ai pu penser un instant que j'étais loin de la guerre, une visite ce midi au bazar, une sorte de grand marché central, ma convaincu que j'étais bien au coeur du conflit !!!

J'imagine que dans la presse occidentale, on fait grand état de l'efficacité de l'intervention américaine. Qu'on se félicite de la rapidité de la chose. On a vidé l'abcès. A pu bobo. Fini. Ça ne fera plus mal...

Oh yeah ? Hier au bazar d'Amman, qui n'a été touché par aucune bombe, coulait un filet de haine qui ira grossir les autres, ceux des souks du Caire, de Syrie, d'Iran et d'Algérie... La haine, la pire des armes biologiques. La haine de l'Occident. Non, ce n'est pas fini. Aujourd'hui, un filet, demain, après-demain, dans cinq ans, un torrent. La folie des foules fanatisées...

Tôt dans la matinée, une équipe de télé américaine (ABC) s'est fait bousculer au bazar et le ministère de l'Information jordanien émettait un communiqué déconseillant aux étrangers de sortir de leurs hôtels...

Pour l'étranger seul, et sans caméra, comme je l'étais, ce n'est pas encore très dangereux. Des regards chargés d'hostilité, un fuck-off de temps en temps, même un coup d'épaule en passant, c'est un début... ce qui s'en vient pourrait être bien pire. Il y avait ce matin au bazar un million de portraits de Saddam et on annonçait de nombreux rassemblements de soutien au " héros de la nation arabe ".

Il ne faisait pas bon d'être Américain, et il ne valait guère mieux d'être Canadien ( les Jordaniens savent très bien maintenant que les Canadiens font partie de la coalition anti-Irak ). Pour parer au plus pressé, au plus prévisible, les grands hôtels d'Amman, comme l'Intercontinental, le Marriott où est concentrée la presse étrangère, ont emmagasiné pour plus d'un mois de vivres dans leurs abris souterrains. À l'ambassade du Canada, on prépare, semble-t-il, un plan d'évacuation aérien pour les 300 Canado-Jordaniens encore sur place... ( Qu'on ne compte pas sur moi pour suivre ce plan. Si ça pète, le dernier endroit où je me trouverai, c'est bien à l'aéroport )...

Bref, le ciel est noir.

À Amman, on attendait les missiles irakiens et les chars israéliens, mais la plus grosse menace pourrait venir de l'intérieur. Demain, la guerre civile. Malgré les appels à la modération du roi Hussein, le peuple écoute d'autres voix, celles des intégristes par exemple. Et les mosquées vibrent d'une rumeur vengeresse...

Tiens, justement, le minaret de la Grande mosquée vient d'allumer ses néons blancs et rouge vif, et j'entends la voix ( enregistrée ) qui appelle à la prière de cinq heures...

Je ne sais pas, un feeling comme ça, j'ai dans l'idée que cette voix n'appelle pas seulement à la prière...

Petite correction. J'ai dit hier que Bagdad était à 600 km d'Amman. C'est le double. Mais la frontière de l'Irak est tout près. Environ quatre heures de route. J'essaie d'y aller. Sauf que ce n'est pas facile de trouver un chauffeur. Ils me disent tous la même chose : le problème n'est pas d'y aller, le problème c'est d'y aller avec un Américain...
- Mais je ne suis pas Américain !
- Bof, Canadien, Américain. Tous pareils. Tous des amis d'Israël...
Merde, j'aurais bien dû apporter les lettres que le B'nai B'rith m'adresse chaque fois qu'il ne me trouve pas kosher.

Oserais-je être futile ? Quand je pars en reportage comme ça, que ce soit pour les jeux du Commonwealth ou pour la guerre, je note tout à partir du moment où je quitte Saint-Armand. Et bon, je vois d'ici que j'ai noté que la route était glissante entre Pike River et Saint-Sébastien. Ça fait un drôle d'effet de relire ça. C'était avant hier, il me semble que ça fait 112 ans sur une autre planète.

La meilleure, c'est à Dorval où m'a été livré, à la toute dernière minute, mon masque à gaz. J'ai eu droit à une sommaire démonstration sous l'oeil médusé de la dame qui appelle les gens au micro...
- Vous allez où avec ça, demande la dame, à la guerre ?
- Ouais...
- Bon ben, j'espère que ça ne sera pas trop violent !

Au fait, comment on couvre ça une guerre ? On me trouvera indécent, mais je retrouve ici l'atmosphère des grands événements sportifs, du genre combat du siècle, à la belle époque de Mohammed Ali...

Sans doute à cause du cosmopolite rassemblement de journalistes, du beat des fausses rumeurs ( toutes les cinq minutes ) et de la même obsession du deadline...

On voit soudain surgir de l'ascenseur un type gesticulant, hurlant, mais ce n'est pas parce qu'un missile est tombé dans la cour, c'est parce qu'il n'arrive pas à envoyer sa copie à Clermont-Ferrand ou à Atlanta. Ou à La Presse sacrament. Le dernier fou furieux qui est sorti de l'ascenseur, c'est moi.

Dernière affaire. Je vais vous le dire et je ne veux plus jamais en entendre parler. Pourquoi je suis venu ici, et de mon plein gré ? Vous ne me croirez pas mais c'est ça pareil : parce que j'ai tellement peur de crever d'un cancer du côlon que c'est un soulagement de penser à autre chose.