Le samedi 19 janvier 1991


Les cyclamens de Paul
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Jordanie, Amman,

Le vendredi, c'est dimanche en Jordanie. Y'a pas d'école. Normalement, comme tous les vendredis, Paul Laplante qui enseigne le français et l'anglais à la Amman Baccalaureat School, serait allé se promener à la campagne. Du côté des monts Ajlun. Voir les fleurs. Les cyclamens et les anémones rouges sur les rives des petits oueds presque à sec...

Anyway. Paul n'est pas sorti ce vendredi. Il avait reçu un appel de l'ambassade canadienne lui conseillant de rester à la maison. Il a même hésité à venir me chercher. Alors, je suis allé chez lui, dans Al Ali, un quartier bourgeois de villas blanches...

Quand je suis arrivé, Paul achevait de transformer sa salle de lavage en mini-bunker. Il venait d'y descendre un poêle. Des sacs de couchage et des provisions étaient entassés dans un coin, fruits, légumes, biscuits, de l'eau. De quoi tenir deux ou trois jours...

Paul, 33 ans, d'Ottawa, vit à Amman depuis deux ans. Un romantique, je crois. Quand il est arrivé, il avait en tête le désert, les cyclamens et les kibboutz. C'était Israël sa destination. Mais plus maintenant. Même que, lorsqu'il va à Jérusalem, il préfère rester du côté est, du côté palestinien... Il n'est pas devenu pro-Saddam, non. Pas du tout. Mais il a évolué...

Si j'étais au Canada probablement que je penserais comme la majorité des Nords-Américains... Mais ici, je ne peux pas. Je comprends la colère de mes voisins. Et je la trouve légitime... D'un côté, il y a ce fou de Saddam qui s'empare du Koweït, et bang, aussitôt le délai terminé, les missiles. De l'autre, il y a le problème palestinien qui pourrit depuis des années. Malgré les résolutions de l'ONU. Mais qui s'empresse de les faire appliquer ces résolutions ? Où sont les délais ? Les ultimatums ? Les menaces de passer à l'action ?... Deux poids, deux mesures. C'est cette injustice qui est profondément vécue ici. C'est pas politique. C'est quotidien, ça parle aux tripes... Viens, on va aller au dépanneur à côté. Je n'ai plus de cigarettes. On va voir de quoi ils parlent. Il va me dire en entrant : " C'est le grand Allah qui protège Saddam "...

À un coin de rue de là, dans sa modeste échoppe, l'épicier écoutait la radio. Quand il nous a vu arriver, il a dit :
- Que le grand Allah protège Saddam.
Puis il a sorti ses Malboro de contrebande de dessous le comptoir. Et il a échangé quelques mots en arabe avec Paul...
- Qu'est-ce qu'il a dit ?
- Il a parlé des missiles que l'Irak a envoyés sur Israël cette nuit. Il était content. Il ne sait pas que ça n'a rien donné. Il s'en fout. C'est le geste. C'est l'idée de ne pas être écrasés... Tu sais, ce n'est pas un fou religieux. C'est un p'tit commerçant ordinaire, près de ses sous. La guerre, c'est pas bon du tout pour ses affaires...
- T'aimes les gens d'ici ?
- Beaucoup. Ils sont ouverts, très vites dans leur tête, les contacts sont faciles. Mais les vrais échanges sont quand même rares, à cause des traditions, de la religion...
- À l'école, comment c'est ?
- Très différent de chez nous. Les élèves sont super attentifs. Ils reçoivent l'éducation comme un privilège...
- T'as peur ?
- Jusqu'à hier, non. Mais j'ai reçu un téléphone qui m'a inquiété. On me demandait si j'étais Américain ou Anglais...
- T'es bien payé ?
- Bof, correct.

Il m'a fait un brin de conduite jusqu'à la grande rue. Le vent s'était levé. Il faisait plus froid...
- Il ne neige jamais ici ?
- Si, des fois...
- Mais il y a quand même des cyclamens ? Au fait, c'est quelle couleur des cyclamens ?
- C'est rose. Pis, t'sais, ça fait comme des cheveux de femme dans le vent...
" Une féérie ! Un milliard de petites lumières qui se croisaient et se recroisaient, le ciel plein de feux-follets... Pas du tout l'idée qu'on se fait d'un bombardement... "
Un confrère espagnol qui vient tout juste d'arriver d'Irak par la route et qui parle parfaitement le français m'a raconté ce qu'il appelle la nuit de Bagdad. Je le laisse aller...

" J'étais dans ma chambre, au onzième étage de l'hôtel Rasheed quand le spectacle a commencé. J'ai entendu des explosions. J'ai ouvert les rideaux. Magnifique ! Absolument magnifique ! Incroyable. J'étais si fasciné, si ébloui par l'horizon enluminé que ça m'a pris quelques minutes avant de me dire : " Xavier, bougre de con, tu vas te faire tuer ! "

" Je suis descendu en vitesse dans l'abri de l'hôtel où j'ai retrouvé des collègues espagnols et français, le personnel indien de l'hôtel, et des Irakiens d'un peu partout dans la ville. On a commencé à déconner tous ensemble, c'était nerveux, je vous jure qu'on en a ri un coup... "

" On est resté là jusqu'au matin. Quand on est sortis, on a tous été surpris de voir que la ville était intacte. Pas de fumée, pas de décombres. Un collègue a eu ce mot très juste : " Ce ne sont pas des aviateurs qui vous ont bombardés cette nuit, ce sont des chirurgiens "...

" Quelques heures plus tard, nous sommes partis en un convoi de 20 voitures prêtées par les autorités irakiennes, vers la frontière jordanienne. Faut que je dise qu'à aucun moment, nous n'avons été maltraités, menacés ou même intimidés. "

" Ni en traversant Bagdad, ni plus tard sur la route. Notre voyage a duré deux jours. En route, nous avons vu d'autres attaques aériennes, sans toutefois avoir à les subir. Presque pas de mouvements de troupes sur notre chemin. En fait, la partie la plus difficile de notre parcours a été la portion jordanienne grouillante de soldats, de chars et coupée de nombreux contrôles... "

" Voilà mon vieux, je suis bien content d'être à Amman. De toute façon on ne pouvait plus travailler à Bagdad. Toutes les communications étaient coupées... "

Les employés de l'hôtel Philadelphia sont, à l'image du petit peuple d'Amman, très, très, très pro-Saddam Hussein. Ils en font si peu de mystère qu'on peut lire sur leurs faces le déroulement de la guerre mieux que sur le fil des agences de presse... Ainsi, tout en restant fort courtois, depuis le premier raid, ils avaient presque tous des têtes d'enterrement...

Quel contraste avec la voix joyeuse qui m'a réveillé la nuit dernière. Un coup de clairon jubilatoire : " Sir, l'Irak vient d'attaquer Israël ! "

Je les ai trouvés rayonnants dans le lobby. Ravis. Exaucés. Pas baveux, non. Mais presque. Tellement soulagés...

J'ai réalisé à ce moment-là combien avait été mortifiant pour eux le silence de Saddam la première nuit de la guerre. Lui qui jurait d'attaquer aussitôt Israël et qui n'en avait rien fait...

En les voyant si comblés par ces quelques missiles plus ou moins égarés de l'autre côté du Jourdain, j'ai compris que pour les Arabes, il serait infiniment plus grave de perdre la face que de perdre la guerre.

Puissent d'autres que moi le comprendre aussi.