Le dimanche 20 janvier 1991


L'ombre des mosquées
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Jordanie, Amman,

Paraît que je suis assis sur un baril de poudre. Comme d'ailleurs les 400 journalistes occidentaux et tous les autres étrangers actuellement à Amman. Paraît que ça peut exploser, en deux secondes. Vers midi par exemple, après la prière...

Vers midi justement, je rôdais aux alentours de la mosquée King Housain, la plus populaire d'Amman, dans le souk. C'est là, paraît-il, que l'on est le plus près de la poudre...

La ville d'Amman se resserre à mesure qu'elle descend de ses collines pour finalement se déverser dans un trou grouillant : le vieux quartier oriental. C'est au coeur de ce vieux quartier, dans le souk, que se dressent les minarets de la King Housain.

Tant qu'on marche en regardant à terre et en ayant l'air de savoir où on va, ça va. C'est quand on s'arrête. Plus on s'approche de la mosquée, plus ils vous cernent, vous pèsent sur le dos, s'accrochent, ralentissent vos pas et finalement vous clouent là, devant la mosquée immaculée, elle-même poignardée par les ombres de ses minarets. La mosquée qui rumine de ses 2000 voix en prière... Tous mes radars en alerte rouge me disaient de ne pas faire un pas de plus...

" Il ne faut pas rester là, pas maintenant, venez, venez "... Un vieil Arabe, vêtu comme un agent de change à Wall Street, m'a pris par le bras et m'a entraîné vivement. Trop tard. La mosquée se vidait de ses fidèles. La foule nous a rejoints et digérés. Je serais bien parti à courir. Trop tard encore. Un homme venait de se planter devant le vieux monsieur et l'engueulait. Il portait la barbe des intégristes et l'indignation faisait comiquement osciller son kefieh sur le haut de sa tête. Un autre s'en est mêlé. Finalement le vieux monsieur a répondu quelque chose qui a semblé apaiser les deux excités. On nous a laissé passer et très vite, on s'est retrouvé dans un taxi !
- Où je vous dépose ?
- À l'ambassade américaine, me répond le vieux monsieur.
- Vous travaillez là ?
- Plus maintenant. J'y ai travaillé 30 ans. Je vais chercher mon chèque de pension.
- Vous êtes Jordanien ?
- Palestinien. Chrétien-palestinien. C'est pour ça que les autres m'insultaient tantôt. Parce que je suis chrétien...
- Comment savaient-ils ?
- Ça se voit. Mon costume. Et puis je n'ai pas de moustache, et d'autres détails...
- Sur moi, qu'est-ce qu'ils ont dit, des horreurs ?
- Rien du tout. C'est tout arrivé à cause de vous, mais ils ont fait comme si vous n'existiez pas... Le deuxième qui est intervenu m'a lancé comme un défi qu'il allait s'engager avec Saddam...
- Que leur avez-vous dit pour les calmer ?
- Que j'avais le même ennemi qu'eux, Israël.
- C'est vrai ?
- Of course...
Je l'ai laissé à l'ambassade en l'invitant à venir me rejoindre au bar de l'Intercontinental, presque en face. Il est revenu, tout fier, me montrer son chèque. La United State Treasury payait à M. Jubran N. Esau la somme de 826 dinars ( environ 1500$, ici c'est pas mal du tout pour un mois ).

Avant de partir, il m'a menacé du doigt : " Ne tournez plus jamais autour des mosquées à l'heure des prières. Et remerciez Dieux de m'avoir mis sur votre route. "

" Dieu ou Allah ", lui ais-je répondu. Mais il ne m'a pas trouvé drôle.

Cest fou ce que la foi est ombrageuse par ici.

N'empêche, pensez-y. Un milliard de musulmans. Cinq prières par jour. Et quelles prières ! Pas gnagnagna merci mon Dieu, comme nous. C'est pep-talk. Des petits psychodrames à chaque fois. Les prières de la mosquée King Abdulla, voisine de l'hôtel sont parfois télévisées et je me suis fait traduire : c'est carrément des appels à la guerre contre l'Infidèle... C'est aussi l'exaltation de la mort. Mourir en combattant sanctifie. Et les gens n'ont absolument pas peur de mourir. Je leur demande souvent. Eh non, pas peur du tout. Mourir, c'est aller rejoindre immédiatement Allah dans son paradis. Qu'est-ce que tu veux de plus bonhomme ?

Cette guerre-là pourrait facilement dégénérer en un combat singulier du high-tech contre le high-pep.

A votre place, je gagerais pas...

Paraît que je suis assis sur un baril de poudre... N'empêche qu'à d'autres moments de la journée, c'est vraiment difficile à croire. Ça prend vraiment beaucoup d'imagination pour avoir peur. Je pense à Beyrouth par exemple ou pire, cent fois pire, à Medellin...

Shamazani, 2h de l'après-midi. Une autre des petites collines bourgeoises de Amman. Des Fiat, des Austin, des Honda dans les entrées de garage. Une odeur de hasch flotte dans l'air ( mais ce n'en est pas, ce sont les cèdres du Liban qui sentent ça ). Un chat traverse la rue. Je me sens aussi loin de la guerre qu'on peut l'être à Saint-Armand. La vie linéaire d'un samedi après-midi...

J'ai acheté des dattes fourrées chez Yalvi, une superbe pâtisserie. Je suis rentré tranquillement. Sur mon chemin, il y avait la fourmilière de l'Intercontinental. Quelques-uns de mes confrères hurlaient dans leur téléphone, la guerre mon vieux, la guerre...

Je suis ressorti aussitôt. J'aime mieux dehors. Ça tire moins fort.

Plus tard ( c'est fou ce que la guerre nous laisse comme loisirs ), je suis allé à la conférence de presse que donnait en son palais le roi de Jordanie.

Un brave homme de roi, je crois. Tout p'tit. Tout doux. Un peu dépassé ?... Par exemple, il nous réaffirme la neutralité de la Jordanie et sa volonté de se défendre contre tout envahisseur, que ce soit l'Irak ou Israël, sauf que la nuit dernière, la Chambre basse de son Parlement a voté un appui à Saddam contre " the Great Satan "...

C'est pour ça que je dis un peu dépassé. Et débordé sur sa gauche... Mais le peuple l'aime beaucoup et peut-être réussira-t-il à sauver sa job... En tout cas, tous les étrangers à Amman le souhaitent ardemment...

Pour finir, je me suis fais un ami. Diego. De Lisbonne. Il travaille pour radio. Ne sort jamais. Pas le temps. C'est sept bulletins en direct par jour...
- Diego, mon ami, qu'est-ce que tu peux bien leur raconter ?
- N'importe quoi !
- Diego, mon ami, tu me rassures et je t'aime.