Le mardi 22 janvier 1991


Couscous Canada
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

AMMAN, Jordanie

" Achetez mon papier collant, la guerre s'en vient. Gloire à Saddam, la guerre s'en vient ! " Le camelot était assis sur le trottoir derrière une pyramide de rouleaux de papier collant. Un bon truc pour empêcher les vitres de voler en éclats en cas de bombardement...

- Eh l'Américain, viens, viens... Il me tend un rouleau en me disant quelque chose qui fait rire tout le monde alentour. On me traduit : il dit que les Américains devraient s'en mettre dans la face pour pas qu'elle tombe quand Saddam va attaquer...

- Je ne suis pas Américain, OK ? Canada ! Qu'est-ce que je dis là, Canada ! S'cusez, la guerre m'embrouille. Québec !

- You know Québec ?

- Mais si, une manière de petite Palestine, un genre de territoire occupé...

Évidemment, ça leur est passé 20 pieds par dessus les oreilles.

- Canada ? Canada ? Pour l'amour d'Allah, qu'est-ce que le Canada est venu faire dans le Golfe avec ses F-18 ?

Pas besoin de me traduire. Toutes mes conversations avec le petit peuple d'Amman achoppent sur cette foutue question. C'est rendu que je pourrais vous la dire en arabe. Couscous Canada tarabanak al Irak ? Hein ?

- Que voulez-vous que je réponde à ça ? Le savez-vous, vous, ce que le Canada est venu foutre ici ?

Anyway. Je suis retourné dans le souk, dans le coeur d'Amman, bien décidé cette fois à aller aussi dans le coeur des gens. C'est facile, remarquez. Les Jordaniens, particulièrement les Jordano-Palestiniens ( 70 p. cent ), sont des gens très ouverts, très latins. Ils adorent parler, s'engueuler. Ils ont l'esprit très vif, ils sont aussi très scolarisés, on dit que leur niveau d'éducation est inégalé dans le monde arabe.

Je n'ai pas eu à aller bien loin. Je me suis vite retrouvé au fond de la boutique d'un marchand d'oranges et de dattes. Cela aurait pu être la boutique de poissons séchés. Ou chez le marchand d'épices, ou chez le fleuriste. De toute façon, ils sont tous venus quand ils ont su que j'étais chez le marchand de dattes. Il y a avait là Imad, Mohammad, Adel, Umran, Nayief et un autre Mohammad. Tous Palestiniens, sauf Nayief, Libanais, c'est lui qui traduisait, d'ailleurs en français...

Au moins, je vais vous traduire le ton. Le mien, c'était à peu près celui-là :
- Qu'est-ce que vous avez toute la gang à capoter sur Saddam ?
Si j'ai bien compris mes confrères qui arrivent de Badgad, Saddam est un bien plus grand héros ici, en Jordanie, qu'il ne l'est chez lui en Irak...
- C'est-tu parce que vous comptez sur lui pour régler votre problème de Palestine ?
La réponse tenait en seul mot de trois lettres majuscules : OUI !

Mettons que ça soit une urgence pour vos cousins de Cisjordanie et de Gaza, et ceux de la diaspora du Liban, de la Syrie. Mais ici en Jordanie, vous êtes bien non ? Vous êtes citoyens à part entière, avec un passeport Jordanien. C'est un p'tit pays tranquille, propre, à peu près démocratique, pas trop de misère ; un roi bien sympathique qui déteste la guerre, vous pourriez être la Suisse de Moyen-Orient...

Réponse : c'est pas la Suisse nulle part quand t'as la haine en dedans.

- OK. Supposons encore que vous ayez raison sur tous les points. Ça vaut vraiment une guerre ? Je vous vois trépigner d'impatience. Vous souhaitez de toute votre âme qu'Israël réplique aux missiles de Saddam. Vous voulez absolument que le bordel soit pris partout. C'est bien ça que vous voulez ? La ruine, la mort... Mais qui vous assure que vous allez gagner cette putain de guerre ?

La réponse tenait en seul mot de quatre lettres majuscules : DIEU !

- Pas Dieu ! Dites-moi pas des affaires de même, les boys !... Si Dieu nous aime seulement la moitié de ce qu'on raconte qu'il nous aime, il doit avoir froid jusque dans le fond de ses os en ce moment...

C'est un des deux Mohammad qui a ajouté :
- On va aussi gagner la guerre parce que les Américains mâchent du chewing-gum.
- Quel rapport ?
- On fait pas la guerre en mâchant du chewing-gum. Ils sont trop sûrs d'eux. Ils croient que ça sera facile. Ils le croyaient aussi au Vietnam. Mais ce n'est pas le Vietnam leur problème. C'est la guerre de 40. Celle qu'ils ont gagnée en battant l'autre armée. Depuis, ils ont perdu toutes leurs guerres. Ils ne font pas encore la différence entre se battre contre une armée et se battre contre un peuple. Je crois que mâcher du chewing-gum empêche de penser.

On a repris du thé. Il y a un qui est allé chercher des petites affaires sucrées. Il est revenu avec quelqu'un qui avait des bracelets en or à vendre. Crisse-nous patience, lui ont dit les autres, on parle sérieusement. Et puis voilà, je suis resté encore un moment et ils ont eu le temps de reposer la même maudite question deux ou trois fois : Cou-donc, Foglia, couscous Canada, tarabanak al Irak ? Hein ?

Eh, oh, je vous cause. Le savez-vous, vous, ce que le Canada est venu foutre ici ?

Moi pas.

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Près du Forum romain je suis tombé sur une manifestation pro-Saddam. Pas grand-chose. Une centaine d'excités. Je ne me suis pas attardé quand même. Je me suis perdu dans le lacis des ruelles et des escaliers.

Je suis entré dans une imprimerie. Vous savez que c'est ma marotte à l'étranger. Celle-là était pareille que quand j'étais petit. Même plomb, mêmes casses, mêmes odeurs, même marbre, mêmes presses... Je me disais, c'est là que je vais rencontrer mon premier anti-Saddam. Les imprimeries, n'est toujours plein de têtes de vaches et d'anars... Eh non. Laba, une veuve palestinienne qui a une fille à Détroit, m'a dit : " Avant, j'aimais pas du tout Saddam. Maintenant, j'y donnerais mes enfants, mon argent, ma vie... "

Après, je suis entré dans un magasin de vélos. Ils ont pas voulu m'en louer un. Après, je me suis acheté des fleurs jaunes pour me consoler. Après, je suis rentré à l'hôtel en taxi, jaune.

Voilà. Et demain je vais faire un tour à la frontière irakienne.

BAS LES MASQUES -

Courte entrevue à l'ambassade canadienne où j'ai été reçu fort civilement d'ailleurs par un consul complèment bilingue. Échange d'amabilités, survol de la situation, pas grand-chose en somme, je m'en allais, bonjour consul, merci pour le café, bien des choses à madame la consulesse, une dernière question pourtant, j'allais oublier...

- À propos des masques...
La face du consul s'est comme décomposée :
- Chut, chut, on ne parle pas de ça...
- Comment ça ? En avez-vous un masque, oui ou non ?
- Heu... Oui. Mais il ne faut pas parler de ça. Il ne faut pas créer de climat de panique...

Je ne voyais pas très bien. Quelle panique ? On était juste, tous les deux... J'ai laissé tomber. Mais me chicotait et finalement, Ça flashé. C'est pas de la panique. C'est de la gêne. À Amman, il n'y a que les étrangers qui ont des masques. Et c'est un peu gênant effectivement. Comme si notre peau était plus précieuse...

Remarque, je dis ça... Je ne donne pas cher de la mienne, de peau, en cas d'exposition, aux volatiles et buboniques merdouilles irakiennes. Même avec un masque. C'est justement ce que je voulais demander au consul. Comment ça marche ce putain de machin ?

Je me suis fait une petite répétition, l'autre soir, pour le fun. Je ruminais dans mon lit, je me disais, mettons qu'il y aurait une attaque, là, tout de suite, qu'est-ce que je fais ? Voyons voir combien de temps ça me prendrait...

Hé monsieur ! J'aurais eu le temps d'attraper 20 fois la peste ! Pour le masque, ça va à peu près. Mais c'est la combinaison en plastique avec ses " strappes ". Et les gougounes pour les pieds. Et les gants. Et quoi encore... Je me voyais m'agiter dans le miroir, je me sentais aussi dérisoire qu'un mourant qui essaierait d'entrer dans un condom géant pour baiser la mort.

Et puis, combien de temps est on sensé rester là-dedans ? Une heure ? Trois jours ? Fait chaud, ça pue... Au bout d'une demi-heure, je n'en pouvais plus. J'en suis sorti en sueur. Courant d'air, chaud et froid.

En attendant la fin, j'ai attrapé la grippe...