Le jeudi 24 janvier 1991


Dimanche à Angoulême
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

AMMAN, Jordanie

C'est bien joli Amman sous la pluie, mais bon, on n'est pas ici pour la météo. C'est bien gentil Amman, mais de deux choses l'une. Ou Israël répond aux attaques de l'Irak et la Jordanie redevient très hot à shooter, ou ça continue comme c'est là, plus tranquille qu'un dimanche à Angoulême. C'est ce que je souhaite de tout mon coeur aux trois millions de Jordaniens. Il faut avoir une guerre pas loin pour découvrir tout ce qu'il y a de merveilleusement anodin dans un dimanche à Angoulême...

Mais bon, cela dit, pour un journaliste, il n'y a plus grand-chose à faire ici. À plus forte raison pour 400 journalistes qui tètent le petit lait aigrelet de la même rumeur, faute d'autre chose à faire.

Même que le désœuvrement conduit parfois au burlesque... Avant-hier, pour mon papier sur le camp de réfugiés, je suis donc monté à la frontière irako-jordanienne, un voyage très long et ennuyeux dans un vilain désert de pierres noires. À un moment donné, je demande au chauffeur :
- Est-ce qu'il y a des animaux qui vivent là-dedans ?
Il me répond mécaniquement :
- Yes. Rabbits ! Full of rabbits. Plein de lapins !

Le fou rire me prend. Lapin est un de mes mots fétiches. Je mets des lapins partout. Sauf qu'ici, non. Ils mangeraient quoi ? Du sable, ils chieraient de la pierre ? Anyway, le chauffeur finit par m'avouer qu'il a fait plus de 20 voyages à la frontière depuis la mi-octobre avec des journalistes, et chaque fois, il s'est fait demander quel animal vit dans la désert :
- Au début, raconte-t-il, je disais que je ne savais pas. Ça les décevait. Alors maintenant, je réponds un animal différent à chaque fois. Il y a eu des scorpions. Des serpents. Des antilopes. Des cochons sauvages. Et des lapins... Si les journalistes ont écrit tout ça, observe fort justement le chauffeur, à la fin de la guerre, il y aura plus d'animaux différents dans ce désert-ci, que dans n'importe quel zoo du monde...

L'anecdote n'est pas si innocente. Qui sait, s'il n'y avait pas de journalistes, peut-être que les déserts seraient vides comme les dimanches à Angoulême. Et on s'ennuierait à mourir plutôt que de mourir à la guerre...

Je suis allé faire un tour sur le campus de l'Université de Jordanie, espérant y entendre un discours plus nuancé, voire dissident. Hélas non. C'est exactement le même discours que dans la rue, en trois points, dans l'ordre : " On veut la guerre contre Israël. Vive Saddam. Fuck les Américains... "

Je suis tombé sur une bande de jeunes dont quelques filles en hidjab, cette espèce de voile blanc qui leur cadre le visage en leur donnant l'air de madones. J'étais le 243e journaliste qu'ils et elles voyaient depuis un mois et ils en avaient jusque-là. Ils ont fait mine de me tirer à la mitraillette, ils arrivaient d'ailleurs de leur entraînement para-militaire... Outre son armée officielle, la Jordanie compte sur une armée populaire, une milice civile de volontaires, initiés au maniement des armes durant un stage de trois mois, à raison de deux heures par jour. Le quart de cette armée populaire est composé de femmes...

Mais cela aussi les jeunes filles l'avaient déjà raconté cent fois. Pour le reste, la condition féminine, la condition de la femme considérée comme la fiancée de l'homme, les guiliguilis, tout ça, elles n'en parlent pas avec des étrangers. Leur papa veut pas.

Alors voilà. Retour dans le centre-ville où, paraît-il, l'hostilité à l'égard des étrangers monte dangereusement. Moi je ne trouve pas. Il est vrai que je n'ai pas de caméra. Et c'est la télé qui se fait crier des noms, bousculer et même cracher dessus. Cela tient surtout au fait que les équipes télé se déplacent comme des petites armées. Et aussi parce que la télé vole l'âme des gens. C'est bien connu. Elle en fait des images qui mentent absolument. Il n'y a rien qui ne mente plus que l'image de la réalité.

Retour à l'hôtel Intercontinental où ils s'emmerdent tellement toute la gang qu'ils tiennent des pratiques d'alerte à la bombe. Tout le monde à la cave ! Et hop, on remonte... Moins de deux minutes, le gérant de l'hôtel est content, les journalistes aussi, cela leur fera quelque chose à raconter...

Rien de tout cela au Philadelphia, beaucoup plus cheap. Je crois même qu'il n'y a pas de cave. Je vais peut-être m'acheter une pelle pour creuser un trou derrière l'hôtel...

Bref, vous avez sûrement compris que je songe sérieusement à décrisser d'Amman, quitte à y revenir. Pour cela, il me faut des visas et j'ai entrepris une tournée des ambassades.

À commencer par l'Irak. Juste pour voir. Je n'ai aucune chance d'être admis... Typico des ambassades du Moyen-Orient, on n'entre pas dans celle d'Irak. Par un guichet qui s'ouvre sur la rue, une voix roque vous demande ce que vous voulez :
- Je voudrais aller à Bagdad, s'il-vous-plaît...

Schlak, le guichet s'est refermé.

Accueil à peine plus courtois à la Libye. Les Syriens feelaient aussi très soviétiques. Seuls les Égyptiens étaient de bonne humeur...

Il se pourrait qu'on ne se reparle pas avant deux ou trois jours. Dépendant du visa que j'obtiendrai en premier, je ne sais pas trop encore où je vais me ramasser.

Mais je n'exclus pas Angoulême.