Le samedi 26 janvier 1991


La ville masquée
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

" Les sirènes ! L'alarme ! Les Scud s'en viennent !... "

Deux secondes avant, j'étais au téléphone avec mon boss à Montréal. Je lui disais je fais pas de texte demain. Si si, qu'il insistait, t'en fais un...

Fuck. Je sors mon ordinateur. Je commence à taper. Et v'là les sirènes. L'alarme. Les Scud. Comment tu veux travailler ?

Comme les 500000 autres habitants de cette sainte ville, mon masque à gaz sous le bras, je suis allé me cloîtrer pour une demi-heure dans la pièce scellée, prévue à cet effet.

Mon hôtel est situé dans la partie est de Jérusalem entièrement palestinienne. Je me suis donc retrouvé dans cette chambre scellée avec un photographe anglais et sept ou huit Palestiniens absolument ravis que Saddam leur ait envoyé ce Scud presque sur la gueule, comme on est ravi de recevoir une carte postale d'un ami très proche. Ah ! tiens, c'est Gaston de la Costa del Sol, cher Gaston... Ah ! tiens, c'est Saddam de Bagdad, cher Saddam...

C'est fou et un peu désespérant. Plus je me rapproche de cette foutue guerre, moins les raisons objectives de la guerre m'intéressent. Plus j'ai le sentiment que la guerre, c'est quelque chose que les gens ont profondément enracinée en eux. Une espèce de pulsion de mort de merde, destructrice, raciste et religieuse. Et ouache. Et beurk...

Anyway, je suis arrivé à Jérusalem jeudi après-midi. Par la route...

Il y a exactement la même distance entre Amman et Jérusalem qu'entre Saint-Armand et Montréal. Mais ça prend un peu plus de temps...

Drôle de pays tout de même. On se gelait le cul à Amman où il tombait une sorte de neige fondue, mais 45 minutes plus loin, dans la vallée du Jourdain et sur les rives de la Mer Morte, on cueillait des fraises et des tomates.

Et tout de suite après les champs de fraises, quasiment collés dessus ( faudrait pas que les cueilleurs se trompent ), les champs de mines auxquels succède un moutonnement de dunes creusées de casemates et de souterrains grouillant de soldats.

Deux kilomètres plus loin, la frontière proprement dite : le Jourdain. Le grand fleuve biblique lui-même mon vieux. Tu parles, un fleuve ! Un maigre ruisseau ! Et un petit pont de bois de rien du tout pour le traverser. Oasis bien saugrenue dans ce décor-arsenal...

De l'autre côté du pont, c'est Israël. C'est-à-dire non. Si les Palestiniens m'entendaient, ils me tireraient. Ce n'est pas Israël. C'est West Bank. Ce sont les territoires occupés par Israël depuis la Guerre des Six Jours en l967. Toute la chicane est là d'ailleurs... peut-être même toute la guerre.

Or donc, Jérusalem la trois fois sainte et capitale d'Israël est située à la limite des territoires occupés. Et j'y suis entré par le Mont des Oliviers. T'sais c'est la place où le Fils de Chose s'est senti tout à coup très seul. Y' a de quoi, remarque. C'est pas jojo...

C'est mon premier voyage en Israël. Et venant d'Amman, j'y arrive un peu par la bande, sans y être du tout préparé. J'ai pas " le focus " comme ils disent à la télé...

Ma première impression ? Ce n'est pas une impression de guerre. Je n'ai pas senti de tension ou de fébrilité particulières. Ce n'est pas la rage non plus. Et sans doute plus surprenant encore, c'est même pas l'impatience d'aller planter Saddam. Quatre-vingts p. cent des Israéliens sont présentement contre une réplique à Saddam. Présentement, j'insiste...

C'est sûrement très différent à Tel-Aviv. Mais à Jérusalem qui est aussi un lieu saint pour les Arabes (Al Qods), on a le sentiment que Saddam n'osera pas s'y attaquer. D'autant plus que les Palestiniens, ses plus ardents alliés, sont tout près et risqueraient d'écoper...

Bref, je dirais que sur fond de légère angoisse, c'est la vie normale à Jérusalem. En tous les cas, les bars sont pleins et joyeux jusqu'à quatre, cinq heures du matin. Et au Amsterdam où j'étais jeudi soir, Van Morrison jouait tellement fort que je me demande comment ils font pour entendre les sirènes...

Bien sûr, la première chose qu'on remarque quand on débarque : les masques. Ce sac " en plus " que tout le monde traîne au bureau, dans la rue, au restaurant, dans les bars, partout.

Même les tout petits enfants sont habitués maintenant. Eux-mêmes n'ont pas de masque ; lors des alertes, ils sont placés dans une sorte de tente équipée de filtres, mais on a quand même dû les familiariser avec les masques de leurs parents pour ne pas qu'ils aient peur. Et on leur a présenté la chose comme un jeu, si bien qu'ils ont associé alertes et jeux... La barmaid du Amsterdam qui a deux p'tites nièces, racontait que, lorsqu'il y a une alarme en pleine nuit, le problème c'est de remettre les petits au lit quand l'alarme est finie. Ils veulent jouer. Papa et maman ont mis leur masque, tralalère, on va jouer à la guerre...

Mais il y a une autre Jérusalem qui vit au ralenti. Celle où j'ai trouvé à me loger. Celle des 100000 Palestiniens. Eux ne traînent pas leur masque avec eux dans la rue. Ils l'ont reçu comme les autres, mais bof, on dirait qu'ils ne peuvent pas imaginer quelque chose de mauvais venant de Saddam...

De toute façon, ils ne sortent presque pas. Ils font la grève pour protester contre le couvre-feu total ( 24 heures sur 24 ) imposé par l'armée aux 1,7 million de Palestiniens des territoires occupés...

Les boutiques s'entrouvrent le matin, mais à partir de midi, tout est fermé. Les rues sont désertes, arpentées seulement par les soldats... À la nuit tombée, les chauffeurs de taxi hésitent un peu à venir me reconduire à mon hôtel. J'ai trouvé un truc, je leur dis : " Vous avez peur ? "

- Moi ! Peur ! Et en hébreu ils ajoutent : " Ah ! ben tabarnak ! "

Ma première impression du pays ? Macho mon ami. Avec les jeunes comme ceux que j'ai vus au bar, avec les chauffeurs de taxi, les commerçants, j'ai presque un flash d'Amérique du Sud...

Ils rient par exemple. Au bar, je leur ai raconté une histoire juive qu'ils ont bien aimée. Elle est vieille mais elle est toujours juste. C'est un journaliste qui interroge l'homme de la rue. La question est celle-ci : " Excusez-moi, monsieur, craignez-vous une pénurie du pétrole à cause de la guerre ? " Le citoyen soviétique répond : " Qu'est-ce que c'est du pétrole ? " Le citoyen américain : " Qu'est-ce que c'est pénurie ? " Et le citoyen israélien : " Qu'est-ce que c'est excusez-moi ? "