Le lundi 28 janvier 1991


Bonsoir l'angoisse
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

TEL AVIV, Israël

Midi. J'arrive à Tel Aviv par le shirut, sorte de taxi collectif qui fait la liaison avec Jérusalem en une heure.

Changement de décor. Beau et chaud. Banlieue de vergers. Dans les orangeraies, les arbres sont lourds et rouges de fruits. Puis la ville. Grande, anonyme, européenne. Usines, trafic. Parkings, tours. Puis la mer, bête et bleue. J'avais oublié qu'il y avait la mer...

Ma chambre est au 10e. Au-dessous la Méditerranée, des surfers en combinaison, un type sur une chaise qui lit. Son masque est posé sur le sable.

Au-dessus, le 14e. Tout l'étage a été scellé pour les clients de l'hôtel. C'est là qu'il faudra aller.

TREIZE HEURES.

Les six premiers étages de mon hôtel sont occupés par les sinistrés de Ramat Gan, cette banlieue de Tel Aviv où ont explosé les premiers missiles.

Norma Sheena, 37 ans, divorcée, habitait avec sa fille dans Ramat Gan. Elle était dans son abri scellé quand le missile de Saddam est tombé dans sa cour ou presque.

- Tout l'étage a levé. La télé qui était dans la pièce a explosé. La cuisine est entièrement démolie. Et moi, je ne suis pas en très bon état non plus. Je n'ai pas été blessée mais c'est en dedans. Le choc. Je ne dors pas. Je suis comme une zombie... Nous sommes à l'hôtel depuis mercredi aux frais de la municipalité. On attend que ça soit réparé... Je suis retournée à Ramat Gan cet après-midi, avec ma fille. On pleurait comme deux folles dans l'autobus en revenant à l'hôtel. C'était chez nous. Cet appartement, je l'ai payé avec mon salaire d'institutrice... Le plus fou, c'est que j'ai été élevée en Irak où je suis née! J'ai grandi à Bagdad. C'était une ville superbe. On était riche, on avait des domestiques... On a tout abandonné en se sauvant. J'avais 17 ans quand je suis arrivée en Israël. Saddam était déjà l'homme fort du régime...

- Songez-vous à quitter Israël?
- Jamais. Je ne quitterai même pas Tel Aviv pour aller à Jérusalem. Je suis très patriote. Totalement effrayée mais plus patriote qu'effrayée...

QUATORZE HEURES.

Gilbert Doppelt attendait depuis le matin à la porte d'El Al Israël Airlines. La queue s'étirait sur un coin de rue...

- Vous partez?

- Non. Je reste mais j'essaie d'envoyer ma femme et mes deux enfants à Bruxelles...

Juif belge installé depuis 12 ans à Tel Aviv, Gilbert Doppelt l'admet sans détour : il a peur.

- Par ici, la peur est taboue. S'il y a deux mots que les Israéliens se refusent à dire, jusqu'au délire, c'est bien : «J'ai peur.» Ça n'empêche pas l'angoisse de monter comme une inondation. La ville n'est plus la même depuis une semaine. Les nuits sont longues à cause des alertes et les jours plus courts pour la même raison, à 5h tout est fermé...

- Et la censure militaire n'aide pas à calmer les esprits, ajoute M. Doppelt... On est habitué à tout savoir sur n'importe quoi qui se passe à l'autre bout du monde; que cela arrive chez nous et on ne sait plus rien. On est seulement certain de ce que l'on entend : les alertes et les explosions. Tout le reste, surtout ce qu'on lit dans le journal le lendemain, est sujet à caution. Les rumeurs courent à travers la ville, s'enflent de tous les on-dit, de tous les ragots... Les Aviviens ne disent pas qu'ils ont peur, n'empêche que ceux qui le peuvent quittent la ville...

Effectivement, plus de 30 000 personnes sont installées à Jérusalem où les hôtels sont pleins. Sans compter ceux qui se dispersent un peu partout dans le pays...

Et les hôtels sont pleins à Tel Aviv aussi. Les gens croient qu'ils y sont mieux protégés que chez eux. Ils s'y sentent en plus nombreuse compagnie. Partager sa peur c'est en avoir moins...

SEIZE HEURES

Le Hilton. Je suis allé me rapporter à la censure militaire. Le press-room est immense, luxueux. Petites pâtisseries, bar, tout ce qu'il faut pour faire la guerre confortablement. Les chambres les moins chères, pour une personne: 171$.

Ah! le merveilleux monde des grands reporters. Tout ça pour recopier Le Monde diplomatique. Me font chier. Mais chier... pouvez pas imaginer.

DIX-SEPT HEURES TRENTE.

Je reviens à pied vers mon hôtel. Déjà la plupart des boutiques sont fermées. Les autobus sont vides. Les derniers passants se hâtent. Cette grouillante ville méditerranéenne qui aime la nuit se dépêche de ressembler au plus perdu des villages de Roumanie.

L'épicier qui me voyait zigoner autour de ses caisses d'oranges : « Allez, allez... Je vais me cacher où moi quand les sirènes vont partir? Dans mes salades? »

Il a baissé la grille derrière moi. La rue Ben Yehuda était vide. Les feux de circulation changeaient pour personne. Sorti de nulle part, un chat a traversé sur la rouge.

VINGT-DEUX HEURES

Aujourd'hui, Saddam a dit qu'il détruirait complètement Israël. Jusqu'ici, ce con a fait tout ce qu'il a dit. Alors quoi, les gaz? La chimie? Ou pire, une petite bombe atomique que les Chinois lui auraient concoctée?

Deux confrères qui sont arrivés hier d'Angleterre sont persuadés que la semaine qui vient sera très, très hot...

Le truc avec la peur, c'est de la remplacer par une autre peur, plus petite. Plus négociable. Par exemple, à l'instant même, j'ai très peur que les Giants gagnent le Super Bowl. Très très peur. J'ai mis tout mon compte de dépenses sur Buffalo...

VINGT-TROIS HEURES

Toute la ville attend. Gros coquillage recroquevillé sur lui-même au bord de la mer.

Toute la ville attend. Elle ne dort pas, je le sais. Je l'entends bouger. Se tourner. Et se retourner. Elle a tiré sur elle la couverture noire de l'angoisse...