Le mercredi 30 janvier 1991


Clichés, sûrement
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

TEL AVIV, Israël

Je marche dans la grande ville juive aux cent peuples mêlés.

Et qui a marché dans Tel Aviv ne pourra plus jamais dire «les juifs».

Quels juifs? Les Russo-polonais qui sont venus en premier? Les Allemands qui ont suivi et qui sont toujours restés dans le même garde-à-vous germanique? Ceux du bout de la ville, au port de Jaffa, qui étaient là il y a trois mille ans avec les Byzantins? Les Marocains arrivés en 50, grandes gueules et bordéliques, qui donnent à Tel Aviv son petit côté débraillé? Les Roumains? Les Yéménites?

J'aime particulièrement les abords du marché Carmel. Son humble humanité. Ses vieilles femmes, ses enfants. On pourrait être en Grèce, en Italie. Mêmes gens avec une sorte de grâce en plus, dont on ne peut dire si elle est piété, soumission, fragilité... Tout à coup, on comprend. Israël. Le bout du chemin. Le refuge. Clichés, sûrement. Tant pis... Quel immigré, juif ou pas, n'a pas rêvé d'un Israël? Je ne sais rien d'Israël sauf des chiffres et des noms que n'importe qui peut apprendre dans les livres et les journaux. Mais en même temps, immigré deux fois, je sais tout d'Israël: une île dans le désert où personne ne dit à personne : «Comme vous avez un drôle d'accent, vous n'êtes pas d'ici?» Quel immigré n'a pas rêvé d'une île dans le désert?

Je marche dans la grande ville juive qui me heurte et m'émeut à chaque pas. Je ne me souviens pas d'un pays qui m'ait fait réagir plus violemment, si instantanément. Chaud et froid. À battre et à serrer dans ses bras. À haïr et à aimer. À hurler de colère et à pleurer de tendresse. Passion.

Je sais tout d'Israël. Et je ne sais rien. Pourquoi cette foutue théocratie puisque 75 p. cent des Israéliens sont aussi laïques que vous et moi? Comment 18 députés religieux peuvent-ils faire chanter les 102 autres et faire voter des lois moyenâgeuses qui vont contre la volonté de la population? (Par exemple, on parle sérieusement d'interdire la vente du porc pourtant couramment consommé dans le pays, et de fermer tous les restaurants non kosher qui sont la grande majorité des restaurants de Tel Aviv.) Pourquoi tant de rabbins, de généraux dans les affaires de l'État? Pourquoi une majorité d'Israéliens (54 p. cent) sont-ils en faveur des négocitations avec l'OLP (à condition qu'elle reconnaissse l'État juif) et qu'il n'y a pas de négociations avec l'OLP?

Je marche dans Tel Aviv. Une grande ville comme je les aime, luxuriante, exubérante, un peu sale. Une ville qui parle, qui rit, s'appelle, s'engueule, s'engueule tout le temps, s'ostine sur tout. La ville où, paraît-il, les sondeurs d'opinion deviennent fous... Je marche et je mange en marchant. Du poulet au cumin et des piments forts. Mes voisines, à la terrasse où je me repose un instant, sont des soldates aux yeux aussi noirs que leur Coke. Elles rient en irradiant une sensualité garçonnière.

Ce foutu pays me fait bander dans la tête. M'excite. Me contrarie. J'aime ses gens. Shalom, shalom. Latins, slaves, orientaux. J'aime cette île dans le désert. Mais je n'aime pas son odeur de mort en suspension dans l'air. Je ne parle pas de la mort qu'apportent les Scud. Je ne parle même pas d'une odeur organique. Je parle d'une odeur kaki, militaire et patriotique. Je parle de l'envers de l'amour. Les soldates sont parties, leur musette sur le dos... Sur un walkman qu'on m'a prêté, déboulent les drums de Rabih Abou-Khalil, ça s'appelle Nafas. Des drums magnifiques. Ce n'est pas parce qu'on va peut-être mourir ce soir, la peau couverte de scrofules, qu'on ne peut pas écouter un peu de tambour...

UN JUIF ORDINAIRE - Jon Langione, de Concord dans le New Hampshire, est arrivé à Tel Aviv hier. Quarante-quatre ans. Marié, un enfant. Travailleur social dans une prison. Ni riche ni pauvre, comme peut l'être un fonctionnaire. Deux ans de Vietnam. 66-67 parachuté à Ben Hoa. 69-70 pilote d'hélicoptère. Un Américain de 44 ans ordinaire. Posé. Doux. On l'imagine très bien en président de l'association des Birds Watchers de la Nouvelle-Angleterre.

L'autre soir, il regardait la télé chez lui, à Concord. CNN montrait Ramat Gan, le quartier détruit par les missiles.
- On devrait envoyer un chèque pour les aider, a dit sa femme.
- Je vais faire mieux que cela, a dit Jon. Je vais y aller.

Et voilà, il est là. Il sera incorporé demain dans l'armée israélienne. Il sera affecté dans une division du matériel. Il est prêt à rester de trois à six mois...

Jon Langione est juif. Pas orthodoxe. Pas très pratiquant. Une fois de temps en temps, il va à la synagogue, par tradition plus que par religion. Il pense qu'il faut discuter avec les Palestiniens (mais pas maintenant, pas en passant par Saddam). Jon Langione est un juif ordinaire qui ne se sentait pas bien dans sa peau, pas bien dans son salon, à regarder les missiles frapper Tel Aviv.
- Je suis moi-même très étonné de me retrouver ici. Je ne me savais pas si juif que ça.

C'est Jean-Paul Sartre, je crois, qui disait que c'est le péril qui fait le juif. Ou quelque chose du genre.

Alain Kourry, de Paris, est juif aussi. Il est arrivé à Tel Aviv hier. 42 ans. Très grand, lunettes fumées, tenue de combat, bottillons noirs des parachutistes. Il vient aider. Il aimerait interroger les prisonniers quand il y a en aura. Ou travailler dans les communications, ou comme secouriste, n'importe quoi. Il a été huit ans en Afghanistan. Il a fait le Vietnam. Et la Guerre des Six Jours. Dernièrement, il était garde du corps de je ne sais trop qui en Malaisie.

Journaliste aussi. Il vient de publier un reportage sur les Bédouins dans Marie-Claire, édition grecque. Il a des tatouages sur les bras. Et une tête de mort en écusson cousu sur l'épaule de son treillis.

C'est le péril qui fait le juif, mais c'est la guerre qui fait le con.

UN MORT ABSURDE - Depuis deux jours, les journaux de Tel Aviv ressassent les dernières minutes de la dernière victime du dernier missile... Eitan Grundland dormait quand sa femme est partie travailler. Quand il s'est réveillé, Eitan a appelé sa femme au travail :
- Pourquoi ne m'as-tu pas dit au revoir avant de partir?
- Tu dormais si bien, a-t-elle répondu...

L'alarme a sonné quelques minutes après. Eitan a été tué dans sa chambre scellée, par le souffle de l'explosion qui l'a aplati contre le mur...

Je vous passe les détails sur la vie d'Eitan, sa femme, ses enfants, sa carrière...

Voilà une mort rassurante. Une mort-accident. La mort de l'Autre. La preuve que ces missiles idiots avec leur quart de tonne d'explosifs ne tuent que le voisin.

Eitan n'a rien à voir avec l'effroi qui glace la ville et creuse la nuit d'une attente intolérable.

Eitan est un mort absurde. Peut-on, en effet, mourir plus absurdement qu'en attendant l'Apocalypse.