Le jeudi 31 janvier 1991


L'heure de Saddam
Pierre Foglia, La Presse, Dans le Golfe

Tel Aviv, Israël

Il souffle un tel vent sur Tel Aviv que les missiles, si missiles il y a cette nuit, seront emportés comme plumes dans la tempête, de l'autre côté de la Méditerranée. Sur la Grèce ou l'Italie, ou la France. Ah! Ah! Un Scud sur la France! C'est les Israéliens qui seraient contents. Il n'y a pas de pays plus moqué, ici, et plus injurié que la France... On repassait encore hier soir, à la télé locale, cette courte entrevue dans le désert avec des parents français qui disaient : «Euh non, euh, on ne sait pas trop ce qu'on fout ici, on n'a pas du tout envie d'aller à la castagne pour du pétrole, euh...» Traduits en hébreu, ces propos font dire aux Israéliens qu'il y a pire qu'avoir des Arabes pour ennemis, il y a avoir des Français pour amis.

Je ne suis pas d'accord, notez bien. Même pas du tout. Au contraire, je pense qu'on ne serait peut-être pas dans cette joyeuse merde si, avant que tout commence, on avait préféré la diplomatie française à la haute technologie américaine...

Anyway. Il est trop tard. Et de toute façon, je ne suis pas très doué pour l'analyse politique. Je suis ce genre d'émotif lapidaire qui dit qu'il n'y a pas de guerre juste. Il n'y a que des guerres connes. La preuve, on se bat pour le Koweït (c'est bien pour le Koweït?); or, quand tout sera fini, il n'y aura plus de Koweït. Rasé, écrapouti, brûlé, et qui sait, empesté peut-être et radioactif. Détruire pour sauver, il y a là une logique derrière qui m'échappe quelque peu...

N'empêche qu'en attendant, ça dure, et c'est parti pour durer longtemps. Pour vous dire, quand je relis la presse occidentale de juste avant le conflit, je suis presque fier d'être le con que je suis. C'était l'unanimité, il fallait faire cette guerre-éclair pour vider l'abcès. Et pourquoi serait-elle éclair? Ben voyons, c'était évident: à cause de la puissance de feu inouie des coalisés. Et L'Événement du jeudi : « Handicap mortel pour l'Irak que cet amoncellement de cibles immobiles à ciel ouvert ! » ( Sauf que c'était des baudruches ! )... Le Point citant le Pentagone : « Pas un seul Scud ne franchira notre barrage de Patriot ». ( J'en parlais justement ce matin avec les habitants de Ramat Gan... )

Eh misère, la guerre. Le gros mensonge patriotique. L'hystérie chauvine. Le lyrisme technologique. Le bon droit la tête sous le bras. La déraison au garde-à-vous. La gloire des tarés tatoués. High-tech mon cul, si vous voulez mon avis, la guerre c'est toujours l'homme à l'âge de pierre.

Elle dure la guerre-éclair, disais-je. Encore que de côté-ci, il serait plus juste de dire qu'elle rebondit de missile en missile. Un soir oui, un soir non. Mais l'attente toujours, ce poison violent qui distille l'angoisse.

Depuis le début, sept attaques sur Tel Aviv, 26 missiles, quatre tués (dont trois victimes d'attaque cardiaque), 195 blessés.

Pourquoi 26 missiles? Pourquoi pas des barrages de 50, 60 Scud d'un coup comme les experts militaires l'appréhendaient? Tactique ou impuissance? On dirait qu'on veut endormir notre méfiance, mais pas trop. On dirait qu'on fait mijoter notre peur à feu doux pour qu'elle culmine plus vite en terreur quand on la chauffera d'un coup...

Ce soir, j'avais décidé d'aller promener ma peur au grand air. Comme on va promener son chien après souper. Pour changer de beat. Pour ne pas attendre, assis un peu raide dans mon lit, le signal du départ pour le 14e étage scellé. Je suis un peu tanné de jouer à Ben Johnson dans l'escalier de service. Ce soir, je vais rôder. En fait, je me suis trouvé une job à l'autre bout de la ville. Volontaire dans une maison de vieux. Les aider à mettre leur masque en cas d'alerte, les rassurer, leur faire prendre leur pilule pour le coeur si jamais y capotent. Voyez ? De 9h du soir à 7h du matin. Je couche là-bas. Eh bon, j'ai décidé d'y aller à pied.

Sept heures. L'heure de Saddam. Je viens de quitter l'hôtel, mon masque en bandoulière bien sûr. Je dois remonter l'avenue Ben Yehuda jusqu'au bout, passer le Hilton. De là, j'aurais à zigoner dans le coin du musée et de l'université.

La ville n'est pas déserte. Elle est désertée. Elle n'est pas vide, elle est absente. Les gens sont partis. Ceux qui peuvent. Les autres s'enfouissent au fond de leur coquille. Et souvent, ils prient, m'a-t-on dit.

La ville appartient à la lune et aux chats. Des centaines de chats. C'est l'heure du chaddam. S'cuzez, quand j'ai peur, je fais toujours un peu le con. À propos de la peur, savez-vous quoi? Plus j'avance, plus elle recule. C'est amusant non?

Bon, je vous laisse. Les p'tits vieux m'attendent.

LE NOUVEAU RÊVE D'ASJA - Combien de temps Asja avait-elle rêvé d'Israël ? Je ne sais pas, mais je soupçonne depuis toujours. Je soupçonne sa mère de lui avoir promis Israël quand elle était toute petite fille...

Finalement Asja est arrivée en Israël le 28 décembre dernier. Elle avait 43 ans. Avec sa mère justement. Comme 100 000 autres depuis 15 mois, elle arrivait d'Union soviétique. De Tachkent où elle était chimiste.

On l'a logée dans Ramat Gan. Vous devinez la suite. Boum, un missile. Elle a tout perdu, c'est-à-dire pas grand-chose. Depuis, elle loge avec les autres sinistrés au même hôtel que moi. On a déjeuné à la même table ce matin. Elle ne parle pas un mot d'hébreu. Et deux mots et quart d'anglais. Elle n'a pas même réussi à me demander s'il y avait des missiles au Canada...

- Non camarade Asja. Des castors, des ratons laveurs, plein des lapins, des indigènes charmants, Céline Dion, de temps en temps un ovni, de temps en temps aussi un bonheur sans parole, le matin tôt, quand tu prends ton café et qu'il neige doucement, mais pas de missiles.

Alors voilà, Asja m'a dit qu'elle aimerait bien aller au Canada. Et ça m'a fait penser que moi aussi.